Théorie critique du mouvement politique
La théorie critique du politique analyse les mouvements collectifs qui président à l’ouverture de l’espace politique ou s’engagent contre sa fermeture sous la pression de forces antipolitiques ou polémiques. Le politique est un lieu qui est l’enjeu mouvementé d’un rapport de force entre groupes en conflit à propos du type de société.
Schématiquement, il y aurait opposition frontale entre deux forces antagoniques : la “politique” des puissants vise, par en haut, à dominer l’espace politique au point de le refermer par une soumission polémique de la société civile, qui profite de l’aliénation culturelle des sujets et facilite l’exploitation économique des classes dominées ; le mouvement politique des sans-puissance, qui aspire au contraire à ouvrir ou à élargir l’espace politique, résiste par en bas à la domination et à l’exploitation en travaillant à s’émanciper de toute forme d’aliénation.
théorie critique du système de domination étatisée
Dans une société étatisée, le système antisocial de domination polémique des forces politiques et d’exploitation économique des forces sociales fonctionne de concert avec l’aliénation culturelle des groupes sociaux à ce système de soumission des sujets exploités et dominés. Au sein de ce système, l’État assume la fonction systémique de contrôler les mouvements collectifs et individuels afin de conserver le système en l’état contre toute déstabilisation polémique de l’ordre établi. Tous les systèmes d’assujettissement antisocial des forces sociales à l’exploitation économique et de subordination polémique des forces politiques disposent d’un appareil de domination systémique, dont le fonctionnement présuppose trois forces polémiques au fondement de l’État : le pilier statique arrête les mouvements subversifs, une mécanique centripète les entraînent dans le sens du système et, s’il le faut, l’élément chaotique des forces polémiques à l’état pur les suppriment purement et simplement.
L’élément instable de la violence chaotique se déchaînant de manière irrégulière, au moment des coups de force polémiques à l’origine de l’établissement d’un système de soumission ou du renversement déstabilisant d’un régime, le système étatisé est stabilisé par les deux autres forces, qui forment la structure régulière de l’appareil de domination : l’appareil répressif organise les forces statiques de l’État, qui défendent le système de domination en arrêtant les forces subversives ; la machine bureaucratique des établissements étatiques, qui administrent despotiquement les affaires courantes, fait avancer la soumission en entraînant et en intégrant tous les mouvements dans la mécanique centripète du système. En contrepoint, le dispositif médiatique propage l’idéologie qui permet de justifier la domination politico-polémique et de dénier l’exploitation économique en assurant l’aliénation culturelle des sujets assujettis au système.
Le système de soumission établi par les forces antisociales et soutenu par les forces polémiques a pour objectif stratégique de contrarier la politisation des forces sociales et de contrer les forces politiques constituées, c’est-à-dire d’entraver tout mouvement de contestation de l’ordre établi par le système (anti)social. La captation étatique de la res publica fait de l’État un enjeu du combat politique, la dynamique politique des forces sociales visant à s’émanciper du système de soumission antisociale en socialisant l’administration de l’État. C’est en ce sens que le politique est, par essence, d’ordre dynamique.
dynamique politique de la stásis
La dynamis, c’est la puissance même du mouvement politique du peuple citoyen qui s’insurge contre toute forme de domination : la stásis est ce mouvement politique qui soulève le peuple contre la statique des établissements institués. La stásis du peuple, en mouvement afin de s’affranchir de la domination, est la puissance qui est à l’origine révolutionnaire des institutions de type politique : c’est la forme originaire de l’insurrection du dèmos. Mais la stásis réanime également ces institutions et donc la vie politique, en donnant un souffle politique à un système républicain déjà établi : c’est la forme dérivée des mouvements de contestation socio-politique. La politique est indissociable de ces mouvements sociaux qui insufflent de la vie dans un système institutionnel en proie à l’inertie de l’ordre établi, et ce au point de pouvoir le bouleverser de manière subversive ou révolutionnaire. Ce n’est donc pas invoquer la contestation ou la révolution contre l’institution, car l’institution serait inerte sans le mouvement instituant des forces politiques. C’est manifester la force politique de la dynamique subversive du peuple en mouvement contre la statique conservatrice de l’État.
Il n’y a pas de démocratie sans dèmos en mouvement. Il n’y aurait pas non plus de politique à proprement parler sans la dynamique potentiellement révolutionnaire de la stásis. La vie même de la polis provient de la dynamique politique du peuple qui se met en mouvement, soit dans le sens de l’émancipation du système de soumission, soit dans celui de l’institution ou de la rénovation des institutions républicaines. C’est la société civile en mouvement qui donne vie à la cité.
Reconnaître l’essence politique et le sens centrifuge du mouvement d’émancipation de la domination, à travers lequel un peuple citoyen se constitue et met en place des institutions, permet de faire une distinction de principe entre une institution animée par une dynamique d’innovation politique et un établissement sclérosé par des forces statiques ou centripètes qui s’opposent à tout changement. Car le sens du politique est conquis à travers le combat contre la logique polémique des appareils de domination en tout genre qui tendent à réduire, voire à détruire l’espace politique de l’autonomie citoyenne. Cette vision des figures de l’émancipation donne lieu à la définition d’une politique du rapport de force, qui ne peut renoncer en principe à l’usage ponctuel de la violence. Ce n’est pas sans poser de problème d’un point de vue politique. Le mouvement politique ne se détruit-il pas à emprunter la voie polémique de la violence subversive ou révolutionnaire ?
mouvement politique
contre mobilisation polémique
Il est d’autant plus nécessaire de clarifier ce point crucial que des “mouvements de masse” usent de violence, ou plutôt en abusent, pour imposer à la société un nouveau système de soumission. Comme l’illustre de manière exemplaire le cas de la révolution islamique en Iran, ces mobilisations collectives peuvent même se targuer d’être révolutionnaires. À cet égard, la théorie critique du mouvement politique doit lever un certain nombre de confusions, cette fois encore, en instituant des distinctions normatives, dont le but est de permettre de discerner la spécificité du mouvement de facture politique.
En premier lieu, la confusion entre guerre et révolution est l’expression la plus nette de la confusion entre politique et polémique. Contre l’assimilation de la révolution à une guerre civile, il convient de voir dans la révolution, non pas une destruction de l’ordre civil qui provoquerait un déchaînement incivil de violence, mais un mouvement politique d’institution d’une nouvelle forme de vie publique. Cette position repose sur une vision critique du phénomène révolutionnaire, qui vise à épurer l’idée de révolution de la mythologie de la fin absolue et du commencement absolu. S’émanciper du fantasme du renversement total et du fantôme de l’achèvement du processus révolutionnaire serait la condition pour reconnaître la révolution comme processus interminable du mouvement politique, c’est-à-dire comme dynamique démocratique d’un peuple faisant de lui-même mouvement.
version longue à venir. ©, Christian Ferrié, cféditions, 2022
En contrepoint, il convient de repenser la dynamique du mouvement sociopolitique en questionnant le modèle cinématique de la lutte des classes. L’enjeu est de déplacer le centre d’intérêt depuis l’origine sociologique vers la structure politique du mouvement d’émancipation sociale : à la différence de la mobilisation plébiscitaire et autoritaire de masses poussées à l’hystérie identitaire, le mouvement politique aurait pour caractère fondamental l’autonomie de l’association des forces sociales en lutte (de classe).
Du principe du mouvement politique (2004)
publication à venir.©, Christian Ferrié, cféditions, 2022
En second lieu, il faut instituer la dichotomie de principe entre politique et polémique, par le moyen d’un coup de force sémantico-politique qui reconnaisse dans la polémique (politicienne) le prélude à la guerre (pólemos). Cette thèse d’inspiration arendtienne, qui prend le contrepied des positions de Karl Marx et de Carl Schmitt, implique néanmoins, contre Arendt, de récuser son interprétation du mouvement nazi en traçant une ligne de démarcation entre “mouvements” totalitaires et mouvements révolutionnaires de résistance à la domination.
Du mouvement en politique (2008)
publication à venir. ©, Christian Ferrié, cféditions, 2022
En troisième lieu, il convient de conceptualiser la démarcation instituée entre ces mouvements sans commune mesure en discernant, en et par principe, mobilisation populiste et mouvement populaire. Si les mouvements populaires associent de manière autonome des multitudes d’individus engagés dans le sens de l’émancipation ou du projet d’autonomie, les mobilisations populistes enrôlent de manière autoritaire et identitaire des masses de gens derrière la figure charismatique d’un chef qui suscite le suivisme. Le populisme serait une stratégie de mobilisation, sur la base du principe identitaire, d’une partie de la population idéologiquement identifiée au peuple et manipulée comme masse soumise à un meneur. Cette stratégie de mobilisation en vue de prendre ou de conserver le pouvoir est une technique de domination au service d’un chef charismatique, lequel fait figure d’incarnation de cette masse qu’il s’agit de guider en usant des ressorts affectifs de l’identification narcissique à l’identité exaltée et de la fascination pour son incarnation. Le populisme est actuellement une catégorie polémique, dont les élites usent pour dénoncer les mouvements populaires de contestation de l’ordre établi en les assimilant à des mobilisations populistes.
La situation se complique encore lorsque le populisme devient l’apanage d’une extrême droite identitaire et protestataire, qui mobilise contre “le Système” incarné par des élites technocratiques au service de la globalisation capitaliste dénommé mondialiste. Car, de manière réactive, l’élite politicienne se défend et défend le système par un anti-populisme de bon ton relayé par le dispositif médiatique. Il y aurait une contradiction insoluble pour les intellectuels se réclamant du peuple : il leur faut naviguer entre Charybde et Scylla, entre un populisme anti-intellectualiste et un anti-populisme élitiste.
Dans ces conditions, il est d’autant plus nécessaire d’opérer la distinction entre mobilisations populistes et mouvements populaires qu’à l’heure actuelle, des mobilisations populistes inféodées au pouvoir en place sont commanditées par des autorités (en Iran, en Turquie, en Russie, etc.) pour combattre les mouvements populaires de contestation sociale et politique, lesquels sont toujours quantitativement minoritaires, même si ce sont des minorités qualifiées. Il s’agit pour le pouvoir de mettre fin à l’agitation et de reconquérir la rue pour s’imposer dans toute la société en cultivant l’exaltation populiste d’une identité nationale qui permet de refouler les conflits de classe et de genre, tout en stigmatisant les minorités à exclure ou à anéantir : le chef adulé est l’incarnation de l’unité nationale. Le populisme au pouvoir, par nature démagogique, implique le suivisme des masses mobilisées par l’appareil d’État, dont le chef se fait plébisciter dans la rue et dans les urnes.
Mouvements populaires contre mobilisations populistes (2018)
publication à venir. ©, Christian Ferrié, cféditions, 2022
Autant dire que les mobilisations populistes abondent dans le sens du processus polémique que les mouvements populaires combattent précisément dans le sens politique d’une forme de vie sociale.
Mouvement contre processus
ouvrage en chantier
mouvement inconscient du politique
En dernier lieu, il convient d’analyser les ressorts pulsionnels des mouvements politiques d’émancipation sociale et des mobilisations populistes opérant dans le sens inverse de la soumission autoritaire des masses.
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Cette réflexion de facture psychanalytique s’est paradoxalement engagé, tout d’abord, sur la voie d’une étude d’ethno-histoire : il s’agit, à partir de l’œuvre de Pierre Clastres, d’analyser les ressorts inconscients des mouvements politiques et polémiques de sociétés qui refusent l’État.
- C. Ferrié, Le mouvement inconscient du politique, Lignes, 2017.
Sa mention furtive de l’instinct de mort tracerait la voie d’une axiomatique pulsionnelle qui présiderait aux mouvements de la politique centrifuge tout autant qu’au processus centripète de concentration polémique du pouvoir. Le combat de la politique centrifuge contre le processus centripète de concentration polémique du pouvoir verrait s’opposer une pulsion d’égalité au cœur de la vie politique à la pulsion de mort politique à la source de l’État. Éclairant l’ethnologie clastrienne à la lumière de la psychanalyse freudienne, tout en discutant la réception de l’œuvre de Clastres par Deleuze et Guattari, l’essai tire une conclusion qui conteste l’axiomatique pulsionnelle de Freud : la pulsion érotique d’union des tribus serait en vérité mortifère pour la vie politique, animée quant à elle à l’inverse par le retournement de la pulsion de mort contre sa tendance destructrice !
L’interprétation de la politique primitive et de ses destins pulsionnels contradictoires se double d’une hypothèse sur les sens de la guerre. Parler de l’essence de la guerre en général est un non-sens : la guerre de conquête n’est pas de même essence que la guerre primitive. Sous son apparence d’activité purement polémique, la guerre primitive est une forme de politique, il est vrai paradoxale, et ce au même titre que cet autre acte de guerre qu’est le meurtre du chef à tendance despotique. C’est une forme de politique, puisque la guerre primitive répond, au niveau de la conscience, à un objectif ouvertement polémique tout en assumant, inconsciemment, une fonction politique. C’est la différence essentielle avec la guerre de conquête : la guerre d’intégration et, plus encore, la guerre d’anéantissement obéissent, au niveau tant des pulsions inconscientes que des intentions conscientes, à une logique purement polémique. Il est, par suite, crucial de bien discerner conceptuellement les sens radicalement divergents des pratiques guerrières. Ce n’est pas en soi la guerre de conquête, mais la guerre de soumission et/ou d’intégration par le moyen de la conquête, pratiquée par exemple par les Incas, qui révolutionne le sens même de la guerre primitive et ouvre l’horizon de l’établissement d’un Empire ou d’un État.
Si l’essai sur Clastres propose de concevoir la vie sociale des sauvages, et même la guerre primitive, comme animées par une pulsion de vie politique, il donne tout autant à penser le processus à l’origine de l’inversion du sens de la guerre comme résultant d’une victoire durable de la pulsion de mort polémique dans le combat de géants entre éros et thanatos.
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Cette hypothèse élaborée à propos de la politique primitive inviterait à une réinterprétation radicale du mouvement politique de la société contre l’État à l’époque moderne des guerres que les États mènent pour s’imposer contre les sociétés civiles…
L’essai d’interpréter la politique et la guerre de manière pulsionnelle invite à partir de Clastres afin d’éclairer des phénomènes propres à notre époque : des processus polémiques de mobilisation identitaire ou nationalraciste, qui affermissent les structures de soumission à la domination, montreraient la pulsion de mort à l’œuvre ; au contraire, les mouvements d’émancipation socio-politique manifesteraient une pulsion de vie politique qui fait battre le cœur d’une société démocratique. Sur la base d’une telle analyse pulsionnelle, qui bouleverse en fait l’axiomatique mise en place par Freud, un diagnostic du présent a été risqué, dont l’objectif politique est de contribuer à l’articulation théorique et pratique d’une théorie critique de l’émancipation.