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Théorie critique de l’émancipation

Il conviendrait, c’est le projet dans sa mouture actuelle, d’élaborer une théorie critique de l’émancipation. Au regard des évolutions récentes, il faudrait forger un schéma d’analyse du présent qui permette de sauver la perspective, actuellement en péril, du projet d’émancipation, tout en pensant l’effectivité des structures pulsionnelles et des nouveaux dispositifs de soumission qui s’y opposent.

L’objectif théorique est de contribuer à renouveler le paradigme qui pense le mouvement sociopolitique d’opposition au processus polémique d’inféodation globalitaire des sociétés humaines à la logique identitaire, autoritaire et militaire : contre la logique du principe identitaire, les mouvements d’émancipation devraient assumer le principe de contradiction sans s’échouer sur le double écueil d’une dialectique de la réconciliation finale des forces antagoniques et/ou d’une anti-dialectique de l’opposition absolue des identités figées.

dialectique négatrice de l’émancipation

L’idée directrice est de défendre le principe d’un mouvement politique contre les mobilisations polémiques de masses. À contresens des luttes entre classes sociales et castes antisociales au sein des sociétés divisées, des masses communautaires ont pris forme pour affirmer, désormais de manière vindicative et donc polémique, leur identité confessionnelle ou culturelle, régionaliste ou nationaliste, pour ne pas dire nationalraciste. Inféodées à des guides autoritaires comme les mobilisations populistes, ces communautés identitaires sont plébiscitées par des appareils de mobilisation, qui poursuivent des stratégies communautaristes d’enrôlement des masses dans la perspective à venir d’une guerre identitaire. Le contexte du processus globalitaire favorise ces stratégies communautaristes.

« Du principe identitaire » (17 p.), Lignes, n° 45, Les nouvelles droites extrêmes, octobre 2014, p. 57-74.
« Manifeste contre la guerre identitaire » (20 p.), Lignes, n° 48, Les attentats – la pensée, octobre 2015, p. 35-55.
« Du processus globalitaire » (11 p.), Lignes, n° 52, Vouloir l’impossible, fév. 2017, p. 43-54.

Une dialectique négatrice de l’émancipation se conjoint, à présent, à la dialectique intrasystémique de récupération et d’intégration des mouvements contestataires pour en finir avec l’idée même d’une émancipation de la domination et de l’exploitation. Le processus polémique a, de la sorte, pris le pas sur le mouvement politique : la violence des guerres supplante la puissance des révolutions ; les mobilisations identitaires et communautaires, qui s’inféodent à des hiérarchies autoritaires, l’emportent de toute part sur les mouvements contestataires et révolutionnaires, dont la caractéristique est de se constituer en associations autonomes pour échapper à toute soumission.

Autrement dit, la dialectique des Lumières a pris une nouvelle tournure : la conversion mortifère de la révolution en guerre participe d’une dialectique négative qui s’avère anti-dialectique d’un point de vue révolutionnaire. C’est dans ces conditions que le réformisme antirévolutionnaire a pu se transmuer en néo-réformisme réactionnaire.

Théorie critique du réformisme moderne

L’inversion actuelle du sens progressiste du terme réforme trahit la mise en place de contre-réformes réactionnaires qui reviennent sur les acquis révolutionnaires de deux siècles de réformes politiques et sociales. Il faut contredire ce néo-réformisme réactionnaire en proposant de changer le paradigme au cœur du projet d’émancipation révolutionnaire.

« Du néo-réformisme réactionnaire », Actuel Marx, n° 60, Une classe dominante mondiale ?, PUF, automne 2016, p. 139-152.

Il s’agirait de déconstruire la dichotomie entre révolution et réforme, construite en réaction à la Révolution française par le réformisme antirévolutionnaire et reprise à tort par l’antiréformisme révolutionnaire, afin de défendre l’option d’un réformisme révolutionnaire qui émerge au sein du mouvement ouvrier.

« Max Adler entre Kant et Marx : une synthèse inédite », Austriaca, n° 80, Les gauches autrichiennes, d’Otto Bauer à Bruno Kreisky, J.-N. Ducange (dir.), Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015, p. 11-30.

La théorie critique du réformisme moderne en fait la genèse sous forme d’un diptyque, dont le volet pro-révolutionnaire analyse la position politique de Kant à l’époque de la Révolution, pendant que le volet antirévolutionnaire fait la critique de la position des burkiens allemands qui prenne au même moment historique le contrepied de la position kantienne.

Théorie critique du réformisme conservateur

Le livre sur le réformisme révolutionnaire de Kant a pour pendant une Théorie critique du réformisme conservateur, qui entreprend de faire la genèse de la matrice réformiste en Allemagne à l’époque de la Révolution française, comme le montre la table des matières.

C. Ferrié, Théorie critique du réformisme conservateur (Genèse de la matrice réformiste en Allemagne à l’époque de la Révolution française), « PolitiqueS », Classiques Garnier, février 2018.

Le titre de cet ouvrage, préfacé par Gérard Raulet, est inspiré de son propre jugement : « l’étude jette les bases d’une histoire critique du concept de réforme et même d’une théorie critique du réformisme ». Il s’agit d’une contribution à l’histoire de la pensée politique, à un double niveau. Tout d’abord, elle permet de situer les figures de la pensée politique en amont comme en aval de Kant. Car l’élucidation de la position des différentes figures du réformisme conservateur à l’époque de Kant permet, sous le patronage de l’analyse pionnière de Karl Mannheim sur La pensée conservatrice en Allemagne (1927), d’éclairer à nouveau frais le sens politique de nombreuses positions, dont celle de Hegel, analysée dans un autre ouvrage.

Hegel entre Réforme et Révolution (un burkien allemand à l’époque des Réformes prussiennes)

publication à venir. ©, Christian Ferrié, cféditions, 2020

À un second niveau, la genèse de la construction réformiste d’une dichotomie entre réforme et révolution à l’époque de la Révolution permet de déconstruire cette matrice du libéralisme qui est au centre de la politique moderne. Cette étude fait partie intégrante du projet d’analyser l’époque moderne à partir de l’héritage contradictoire des Lumières : elle permet de dissocier le réformisme révolutionnaire d’obédience kantienne, qui s’inscrit dans une perspective républicaine, et le réformisme conservateur de facture libérale, dont Humboldt fournit un archétype.

« Humboldt contre la Révolution : l’impossible réforme » (30 p.), in : O. Agard et F. Lartillot, Le libéralisme de Wilhelm von Humboldt, « De l’allemand », L’Harmattan, 2015, p. 89-119.

Théorie critique du réformisme révolutionnaire

Il s’agit d’esquisser une théorie critique du réformisme révolutionnaire en décryptant l’esprit révolutionnaire de la pensée politique de Kant, qui en fournirait le prototype. La méthode interprétative consiste à penser Kant dans son temps de façon à mieux cerner la signification politique de sa position entre révolution et réforme.

C. Ferrié, La politique de Kant – un réformisme révolutionnaire (492 p.), « Critique de la politique », Payot, mai 2016.

Loin d’avoir accepté la dichotomie d’inspiration burkienne entre révolution et réforme, Kant lui oppose en effet un schéma d’articulation d’après lequel la réforme (révolutionnaire) accomplit la révolution. Animé par un esprit révolutionnaire, le réformisme kantien approuve le processus politique de la républicanisation par le moyen de la réforme, tout en rendant justice à la nécessité du processus naturel de la révolution qui réagit à l’oppression imposée à la liberté. De ce fait, Kant se révèle être le théoricien d’une réforme révolutionnaire qui bouleverse le système monarchique de fond en comble.

À l’époque de la mondialisation, la réflexion engagée sur la politique entre réforme et révolution autorise un éclairage décapant de la phase actuelle du processus de globalisation néo-libérale : par contraste avec les améliorations conservatrices du système – à l’heure actuelle, c’est désormais la stratégie des courants progressistes –, les « réformes structurelles » qui sont imposées au monde entier sont, en fait, des contre-réformes ou déformes réactionnaires. Autrement dit, le travail autour de Kant et la Révolution française contribue à identifier un des dispositifs qui assurent la domination de l’idéologie néo-libérale dans les esprits. Mais l’élucidation de la position kantienne permet également de dégager une position politique moderne qui s’inscrit ouvertement dans une perspective d’émancipation de la soumission.

« Le réformisme en révolution », La pensée, n° 386, Kant en ses révolutions, avril/juin 2016, p. 64-77.
« Agonie de la démocratie électoraliste » (12 p.), Lignes, n° 55, Fini, c’est fini, ça va finir… (abstentionnisme, populisme, dégagisme, marchisme), fév. 2018, p. 89-100.

L’option d’un réformisme révolutionnaire serait une des figures possibles d’une utopie émancipatoire qui ne se perdrait pas dans les nuées d’un avenir improbable, mais prendrait forme dès à présent, ici et maintenant, dans le mouvement même de l’émancipation en cours. C’est l’enjeu. Il ne s’agit pas uniquement de livrer un diagnostic critique de l’idéologie dominante et une réflexion sur les philosophies politiques de l’émancipation déjà existantes. Ambitieux s’il en faut, le projet est bel et bien de concevoir une nouvelle philosophie politique de l’émancipation.

« 100 lignes d’émancipation à l’horizon » (10 p.), Lignes, n° 54, Ici et maintenant, oct. 2017, p. 112-121.
l’émancipation et ses simulacres

Les projets d’émancipation doivent s’émanciper des programmes pseudo-émancipatoires. Deux impasses, parfois conjointes, s’opposent à l’auto-émancipation des groupes et des individus : encore et toujours, la confusion messianiste entre délivrance et émancipation ; à l’heure actuelle, virulent s’il en faut, le discours “politiquement correct” contre l’oppression des identités sociétales ou culturelles.

émancipation comme délivrance effective

La théorie critique de l’émancipation se démarque radicalement du discours religieux sur la délivrance, entendue comme salut spirituel, en rappelant le sens matériel ou temporel de la délivrance effective des chaînes de l’oppression.

Ἡμεῖς δὲ ἠλπίζομεν ὅτι αὐτός ἐστιν ὁ μέλλων λυτροῦσθαι τὸν Ἰσραήλ.    

« nous espérions qu’il serait celui qui délivrerait Israël »
(Luc:24,21)     

Luther traduit le grec λυτρόω (délivrer moyennant rançon, donc racheter au sens de payer une rançon) par l’allemand erlösen, terme qui a bien le sens ancien de libérer contre une somme d’argent. L’interprétation spiritualiste de ce passage efface le sens politique de délivrer ou libérer au profit de la signification religieuse de racheter ou sauver.

Seule la mort est, pour un individu, délivrance absolue de la souffrance de vivre. Dans cette perspective existentielle d’échapper au désespoir, Schopenhauer use précisément du même terme, Erlösung, pour dégager l’horizon d’un salut, qui est tout sauf une émancipation : il s’agit d’en finir avec la douleur d’exister qui peut, dans la phase terminale d’une maladie, être souffrance corporelle de vivre et, donc, défaite relative de la joie de vivre (au sens de Spinoza).

Il faut radicalement discerner ce plan individuel de l’expérience existentielle de la souffrance de vivre, situé à un niveau fondamental et irréductible de l’être humain au monde (cf. Lacan), et le plan collectif des obstacles effectifs que le système antisocial oppose au plaisir de vivre des individus socialisés, et ce à plusieurs niveaux :

conditions écologiques de vie (destruction, raréfaction ou pollution des éléments comme l’air et l’eau),
conditions antisociales du travail (esclavage, servage, salariat, etc.),
conditions culturelles des échanges dont, en particulier, prohibition du commerce sexuel (hors mariage, homosexuel, etc.).

Les deux plans, individuel et collectif, sont évidemment en corrélation. D’une part, par exemple, un cancer provoqué par une centrale nucléaire, les mauvais traitements au travail (harcèlement sexuel ou moral, etc.) ou la frustration engendrée par la sur-répression religieuse et/ou moraliste de la sexualité affectent la joie de vivre. D’autre part, inversement, la souffrance de vivre d’un individu peut l’amener à laisser se déchaîner, au niveau collectif, des pulsions destructives : la fureur de destruction aveugle, dont Freud rend compte, peut se traduire par des décisions ou des mesures prises au mépris des conditions de vie naturelles, et/ou par des comportements sadiques envers les autres, le mal de vivre d’un décideur l’amenant à abuser de sa position de pouvoir ou d’autorité en faisant souffrir ses subordonnés de différentes manières.

Pour autant, l’émancipation individuelle du désir de soumettre ou de se soumettre n’est pas de même ordre que l’émancipation collective à l’endroit d’un système de soumission antisociale. La confusion messianiste des deux plans est fatale, pour l’une comme pour l’autre forme d’émancipation.

Il ne s’agit pas de nier que la foi insufflée par certaines formes de messianisme et de renaissance vitaliste a pu, à de multiples reprises dans l’histoire, donner de la force au mouvement d’émancipation d’un système déterminé de soumission, en particulier colonial, et même impulser des mouvements de libération nationale et/ou sociale. Mais le messianisme théologico-politique introduit une eschatologie de la délivrance absolue à l’intérieur d’une politique d’émancipation effective. La représentation messianiste de la fin comme terme extrême (eschaton) affecte d’un coefficient d’absoluité la fin toute relative qu’un mouvement d’émancipation, inscrit dans l’histoire et inséré dans le monde, poursuit effectivement, ici et maintenant.

Cette confusion fatale entre les objectifs, constitutivement relatifs, d’une politique d’émancipation intrinsèquement pragmatique et la fin dernière ou ultime d’une délivrance absolue de tous les maux se retourne inévitablement et irrémédiablement contre le mouvement d’émancipation. C’est que la dissolution de la relativité a pour conséquence l’intensification polémique du combat engagé sous l’égide d’un meneur, dont l’autorité spirituelle lui permet d’exiger la soumission sans faille des combattants afin de soumettre absolument l’ennemi. Au nom de la finalité fictive d’une délivrance absolue, une telle (anti)politique messianiste impose la soumission comme moyen en contradiction avec la finalité effective du mouvement d’émancipation et, donc, l’entraîne dans une (anti)dialectique négatrice de l’émancipation comme délivrance effective.

s’émanciper du dispositif identitaire

Multimillénaire, le discours spirituel sur la délivrance absolue des maux de cette terre n’est pas le seul facteur qui contribue à l’autodestruction du projet d’émancipation. À la fin du siècle dernier, le Tournant identitaire a imprimé une tournure inédite à la dialectique négatrice de l’émancipation, et ce alors que les effets dévastateurs de la dialectique des Lumières s’étaient déjà fait tragiquement ressentir au cours du siècle.

Comme l’a montré le destin totalitaire du projet d’émancipation socialiste, le retournement d’une rationalité instrumentalisée contre la puissance émancipatoire des savoirs critiques a produit l’inversion du projet d’émancipation en programme de soumission. Au niveau primordial de la crise écologique, le désir humain de s’émanciper de la nature en la dominant de manière technique a, pour sa part, provoqué un processus de destruction de l’écosystème qui résulte du développement unilatéral de la rationalité instrumentale à l’intérieur d’un complexe technoscientifique au service de l’appareil de surproduction capitaliste.

À l’heure actuelle, le projet d’émancipation est en passe de s’effondrer de manière irrémédiable. Mais ce renversement de perspective de l’histoire mondiale n’est pas seulement dû à la force multiforme du système de soumission antisociale, dont la puissance est, de surcroît, décuplée par l’impuissance des mouvements d’émancipation à le combattre de manière cohérente. Le dispositif de soumission antisociale au système d’exploitation capitaliste et productiviste des “ressources” naturelles et humaines s’impose presque partout dans le monde, extorquant leur consentement aux esprits embrouillés par le diptyque du néolibéralisme et du bellicisme. C’est, en effet, le dispositif idéologique qui est actuellement mis en place, au niveau médiatique, pour justifier la montée en puissance conjointe du Capital et de l’Arsenal : la globalisation capitaliste du système productiviste et le processus polémique de surproduction des guerres en tout genre seraient nécessaires au bien-être et à la paix dans le monde. Mais ce dispositif médiatique, dorénavant, opère en synergie avec une nouvelle forme d’aliénation culturelle des esprits.

Il y aurait, en quelque sorte, dédoublement inédit de l’idéologie dominante. Ce changement de stratégie discursive n’affecte en rien la fonction de l’idéologie, qui est de dominer les esprits : il s’agit encore et toujours de dissimuler le système d’exploitation pour transmuer la soumission des sujets par la force en auto-soumission des esprits assujettis. Traditionnellement, le dispositif idéologique mis en place par les intellectuels organiques s’adresse principalement aux couches populaires. À cette forme habituelle de l’idéologie dominante s’ajoute, désormais, un discours d’un autre type qui, pour sa part, est hégémonique à la fois au sein de l’élite politico-médiatique et à l’intérieur de groupes militant contre les discriminations (racistes, sexistes, genristes, spécistes) : contre-culture dominante, le discours “politiquement correct” de défense des identités opprimées et des mémoires blessées a pris le pas sur la théorie critique du système antisocial.

Devenu hégémonique, ce discours “progressiste” est d’autant plus pernicieux qu’il se croit radical et émancipé. En s’inscrivant en effet dans la lignée des combats pour l’émancipation des discriminations, ce dispositif discursif semble s’opposer au système d’exploitation et de domination dans son ensemble. Pourtant, l’ultra-libéralisme de la tolérance culturelle qu’il présuppose converge avec l’idéologie dominante, qui présente le système polémique et antisocial comme politique et social, et la redouble même paradoxalement en la dissimilant sous une masse de polémiques culturalistes.

Confronté à ce discours hégémonique, nombre de groupes s’inscrivant dans la perspective de l’émancipation se laissent entraîner, et même emporter, par la stratégie identitaire de déplacement des conflits sociaux dans la sphère culturelle ou sociétale, où règne dorénavant le dispositif polémique d’affirmation identitaire des groupes et des individus. Même le camp, dit progressiste, des forces engagées contre l’antagonisme antisocial subit la force d’attraction identitaire : il n’est plus question que d’identité, que cette identité soit de genre, culturelle ou sociétale.

Or cette production identitaire de conflits intercommunautaires est partie prenante de l’antagonisme antisocial de type vertical, qu’elle duplique et déplace sur le plan horizontal, pour mieux refouler à l’arrière-plan la constitution proprement antisociale de l’antagonisme vertical. L’antagonisme antisocial est désormais masqué par la virulence des antagonismes d’une société multiculturelle et multiconfessionnelle, dont les clivages identitaires surdéterminent la division antisociale : la société hiérarchisée verticalement est comme sur-divisée horizontalement. C’est ainsi que les conflits entre communautés identitaires, désormais, prennent le pas sur les luttes sociales entre classes.

Clivage et stigmatisation sont deux concepts polémiques qui participent de la stratégie d’exacerbation des conflits menée par des groupes en lutte symbolique ou idéologique pour l’hégémonie culturelle. Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que le discours “politiquement correct” contre l’oppression des identités sociétales ou culturelles produise des effets pervers de rejet, qui prennent des aspects apparemment contradictoires, populistes et/ou communautaristes, selon le type des groupes en conflit. Comme ces effets réactifs convergent dans le sens du système, la stratégie pseudo-émancipatoire, qui consiste à prendre parti pour les communautés minoritaires en invoquant le rapport de force, quantitatif vs qualitatif, entre majorité et minorités, est vouée à l’échec, enfermée qu’elle est dans le système de soumission antisociale.

Au contraire, le projet politique d’émancipation sociale implique de lutter contre cet antagonisme d’ordre culturel, afin de rassembler toutes les forces potentiellement sociales dans un combat commun contre l’antagonisme antisocial. Le combat contre les clivages d’ordre culturel entre groupes sociaux présuppose de s’émanciper du principe d’identité. Il est paradoxal, à cet égard, que la notion d’identité se soit imposée au sein des groupes anti-spécistes, anti-sexistes et anti-racistes qui, bien souvent, prétendent critiquer l’essentialisation des différences en inventant, à la suite de Laclau, l’oxymore improbable d’une identité sans fixité, mouvante et ouverte à l’altérité. Invoquant en toute contradiction la déconstruction, ces groupes militants seraient mieux inspirés de déconstruire l’idée même d’identité au lieu de présupposer l’existence de cette identité fantasmée sur la base d’un “ressenti” apparenté à du ressentiment. C’est précisément à cette intersection que se rejoignent les deux moments de l’émancipation, individuelle et collective, comme mouvement d’ouverture à l’altérité qui, constitutivement, est altération et perturbation de la pseudo-identité.

S’émanciper du principe d’identité et de la logique identitaire est un pré-réquisit pour retrouver l’inspiration originaire des mouvements d’émancipation effective de la soumission antisociale. Il ne peut y avoir d’émancipation ici et maintenant, au sein des collectifs et des individus, sans ce mouvement d’ouverture à l’altérité perturbante.