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Les sens du politique

La réflexion sur l’essence du politique s’est donnée pour méthode d’élucider les sens opposés que le terme “politique” a pris jusqu’à notre époque. L’homophonie des expressions indique le chemin suivi pour analyser le phénomène politique : l’être (esse) se laisserait induire du sens ou sentiment (sensus) que l’affaire du politique provoque. C’est la question qu’il s’agit de poser, à notre époque perturbée : quel sens du terme converge avec l’essence du phénomène politique ? Quels sont les caractères qui démarquent l’institution politique de toute forme de soumission des citoyens ?

Le sens commun applique le terme “politique” à tout système d’organisation des relations entre êtres humains : la politique intérieure a pour objet les relations à l’intérieur d’une société et la politique extérieure, celles entre les sociétés. Le sens le plus général qui est communément prêté à ce terme revient à qualifier de politique tous les systèmes établis qui régissent une population sur un territoire déterminé. Les régimes de type républicain ou démocratique ne seraient, au sens faible du terme “politique”, qu’une espèce au sein d’un genre commun : ils seraient politiques au même titre que les systèmes de soumission de toute sorte, dont les dictatures modernes ne constituent qu’une variété. Il ne s’agirait que d’une différence entre deux espèces opposées au sein du genre politique, et non pas d’une contradiction de principe entre les systèmes de domination polémique des populations et les systèmes d’administration politique des peuples : soumettre une multitude ou gouverner un peuple seraient deux modalités possibles de politique.

L’usage indifférencié qui est communément fait du terme politique converge, en fait, avec la critique de l’administration étatique des populations comme système de domination des peuples : les dispositifs de contrôle des sujets administrés au sein des États républicains constitueraient une forme douce ou libérale de domination autoritaire des citoyens. Ainsi, la critique idéologique des systèmes politiques rejoint le sens commun du terme politique : la distinction formelle entre les types de régime n’est pas reconnue comme une dichotomie de principe, fondée sur la contradiction normative entre la pratique de la domination et l’idée du politique. Il en va de même au niveau de la politique extérieure : la guerre (pólemos) est perçue comme une modalité de la politique extérieure, au même titre que la diplomatie.

Pris entre l’annexion militaire, qui lui donne un sens polémique – la guerre en est l’aboutissement –, et la captation civile, qui lui donne un sens administratif – la bureaucratie en ressort –, le politique est assimilé à tort à un système de soumission despotique du dèmos par l’oligarchie. Une théorie critique du politique doit, donc, dissiper ces confusions qui reposent sur l’usage inconsidéré du terme politique dans des sens différents et divergents. L’objectif est de faire resurgir le sens normatif du politique du marais des confusions qui l’ensevelissent et l’obscurcissent.

Le sens politique est ce qui permet de prendre des décisions critiques et, donc, de déterminer des fins, alors que le choix des moyens pour atteindre une fin déterminée par ailleurs relève, au contraire, de la stratégie militaire ou de l’administration civile des affaires publiques. C’est la différence de principe entre la décision de type politique, qui est souveraine, et l’art de faire la guerre ou celui d’administrer l’économie, qui lui sont assujettis. Le sens du politique est perturbé par le contresens administratif, qui confond économie et politique, tout autant qu’il est annihilé par le non-sens polémique, qui confond guerre et politique. Loin d’être dépourvues de sens, ces confusions font sens dans le contexte de pratiques de domination des citoyens qui les soumettent aux décisions administratives ou militaires. Contresens administratif et non-sens polémique sur le politique donnent sens à des pratiques « politiques » qui contredisent l’idée normative du politique. C’est que le sens originaire de la politique souveraine implique, au contraire, l’auto-détermination d’un peuple citoyen au sein de la cité.

Les sens administratif et polémique du politique convergent pour circonscrire, non l’essence du politique, mais la quintessence du système de soumission antipolitique de la société citoyenne ou civique : ce sont deux espèces du genre despotique, lequel s’oppose en principe au genre politique. Le non-sens polémique et le contresens administratif sur l’essence du politique sont élaborés du point de vue condescendant que les maîtres du système de domination jettent sur la société politique et sur ses activités de protestation subversive.

Vue d’en haut, la dynamique politique de ces mouvements autonomes d’un peuple citoyen qui conteste le système de domination antisocial apparaît comme l’agitation incivile d’une foule excitée par des démagogues : c’est le point de vue de la statique du système établi qui justifie la répression de ces mouvements contestataires au nom de l’ordre public que l’État doit maintenir. Mais l’espace politique n’est justement pas un champ de forces statiques : la vie politique resterait inanimée au point d’en mourir, si la dynamique des forces politiques ne combattait pas la tendance despotique du système de domination polémique du dèmos. C’est que le politique est, par essence, d’ordre dynamique : voilà l’hypothèse centrale d’un ouvrage en chantier depuis deux décennies.

Les sens du politique (2013 vs 2018)

ouvrage en chantier.