pólemos

le sens politique de la guerre primitive

Parler de l’essence de la guerre en général est, par conséquent, un non-sens : la guerre de conquête n’est pas de même essence que la guerre primitive. Sous son apparence d’activité purement polémique, la guerre primitive est une forme de politique, il est vrai paradoxale, et ce au même titre que cet autre acte de guerre qu’est le meurtre du chef à tendance despotique. C’est une forme de politique, puisque la guerre primitive répond, au plan de la conscience, à un objectif ouvertement polémique, tout en assumant, inconsciemment, une fonction politique.

C’est la différence essentielle avec la guerre de conquête : la guerre d’intégration par soumission et, plus encore, la guerre d’anéantissement obéissent, tant au niveau des pulsions inconscientes qu’au plan des intentions conscientes, à une logique purement polémique. Il est, par suite, essentiel de bien discerner conceptuellement les sens radicalement divergents des pratiques guerrières. Tout comme la mise à mort du chef despotique, la stasis grecque et la révolution moderne sont des actes polémiques qui président à l’institution originaire du champ politique, alors que les guerres de conquête et de soumission ont pour objectif de refermer l’espace politique.

Il faut discerner ce qu’il convient de ne confondre en aucun cas. De même que les « communautés » de notre époque n’ont rien à voir avec les communautés primitives, les luttes centrifuges de notre époque, luttes qui peuvent prendre la forme armée d’une guérilla, n’ont rien à voir avec la guerre primitive des communautés sauvages. La différence n’est pas simplement technique, même si les conditions matérielles de la lutte armée ont radicalement changé : au crépuscule du XIXe siècle, Engels notait déjà, dans son introduction de 1895 à La lutte de classes en France, que les armements et les techniques de communication à disposition de l’appareil répressif de l’État, tout autant d’ailleurs que les possibilités de déplacement rapide des forces armées, ont profondément bouleversé la perspective d’une insurrection révolutionnaire. Mais, bien avant la révolution thermo-industrielle des temps modernes – c’est elle qui a provoqué le bouleversement technique des conditions matérielles de la lutte armée à l’époque moderne –, il y a eu une révolution bien plus fondamentale du sens de la guerre : on la voit s’amorcer chez les Tupi-Guarani, lesquels pratiquent des guerres de conquête en lieu et place des guerres de scission. La guerre a cessé d’avoir le but primitif de la dispersion pour poursuivre l’objectif de l’expansion.

A contrario, toute transposition du « modèle » primitif dans les conditions modernes est donc sujette à caution et réclame de prendre d’infinies précautions, surtout lorsqu’il est question de guerre. Il faut insister sur ce point, capital d’un point de vue politique : les guerres menées par les communautés primitives sont des guerres primitives, dont la faculté destructrice est sans aucune mesure avec les guerres modernes ou actuelles. Les guerres de scission n’ont rien à voir avec les guerres de dévastation et d’extermination qui caractérisent l’époque contemporaine. Même si l’ennemi capturé peut être torturé à mort et mangé en certains cas, et ce afin de conjurer le retour de son âme, il ne s’agit pas de détruire un ennemi, qui est bien plutôt respecté. En 1977, Clastres évoque même le rôle que la figure de l’Ennemi jouerait dans la constitution de l’image que la communauté a de sa propre unité et identité :

« Pour que la communauté puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut qu’elle soit unie, homogène, sans division. Réciproquement, elle a besoin, pour exister dans l’indivision, de la figure de l’Ennemi en qui elle peut lire l’image unitaire de son être social »

« Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives »(1977), Recherches d’anthropologie politique, Seuil, 1980, p. 205.

Il y a là un contresens fatal à éviter à propos de la constitution de l’identité tribale dans la confrontation à l’altérité de l’ennemi et, conjointement, à propos du rôle de la guerre. Une interprétation schmittienne de ce passage serait le pire sort qu’on pourrait infliger à Clastres. La communauté tribale des sociétés primitives n’a absolument rien à voir avec le mythe moderne de la communauté raciale que l’idéologie nationaliste-raciste a voulu opposer à la réalité moderne des échanges de population entre sociétés hiérarchisées.