pólemos

l’inversion fatale du sens de la guerre

En contrepoint de l’élucidation du sens centrifuge de la politique sauvage, dont la guerre primitive est un dispositif décisif, le corpus clastrien permet de montrer l’inversion du sens de la guerre. Car quelque chose de décisif se passe autour de la guerre (πόλεμος). L’étude des travaux de Clastres autorise à supputer que la guerre jouerait un rôle décisif dans la pathologie auto-destructrice de la société primitive dont souffrent les Tupi-Guarani, les Cannibales de Montaigne. Au moment de la Conquista, les Tupi-Guarani paraissaient être sur la voie d’une sorte d’incaïsation qui aurait mené à la destruction de la société primitive, tout en manifestant la force d’y résister par un sursaut de la société. C’est donc un cas-limite tout à fait singulier. Il ne faut pas y chercher une clé pour comprendre l’innommable malencontre, l’événement accidentel qui signe non pas l’évolution progressive mais la brutale révolution vers l’État. Ce serait un contresens complet sur les essais clastriens de comprendre la lente et profonde mutation en gestation chez les Tupi-Guarani, les ressorts de leur pathologie collective et la réaction prophétique à cette maladie. Reste que ce cas-limite envoie un signal dans la direction de ce qui permet de démarquer les sociétés primitives des sociétés complexes : le type de guerre pratiquée.

La guerre primitive assumait la fonction cruciale de neutraliser la tendance centripète à la constitution d’un empire sous l’égide d’une tribu hégémonique qui règne sur une société hiérarchisée par une division statutaire entre tribus. La mutation létale en guerre de conquête de cette forme primitive de guerre revient à une auto-destruction tendancielle de la société primitive : menant des guerres de soumission, la tribu des Incas avait accompli ce processus, qui était en cours chez les Tupi-Guarani lors de l’arrivée des Européens. Ce n’était pas le cas, en revanche, de la confédération des Iroquois qui unissaient des tribus de même stock linguistique. C’est également vrai des ligues indiennes constituées par Pontiac (1763) et Tecumseh, qui fédéraient des tribus auparavant sans contact de façon à se défendre contre l’invasion européenne. Si la fédération est une association de type politique, qui préserve la liberté des communautés associées de manière égalitaire, au contraire l’intégration et, à terme, la fusion des tribus dans un empire implique leur soumission antisociale à une tribu hégémonique, elle-même dominée par un chef despotique, et la dissolution consécutive de la liberté et de l’égalité sauvages.

Clastres insiste plusieurs fois sur ce point : on ne sait pas quel destin ce processus endogène eût pu connaître chez les Tupi-Guarani sans la Conquista. Mais une chose est certaine : le sens même de la guerre primitive, centrifuge, est inversé par le processus centripète de la guerre de conquête territoriale qui s’achève par une guerre de soumission impériale, qu’elle prenne la forme d’une guerre d’intégration ou d’une guerre d’anéantissement. À cet égard, il faut comprendre les guerres coloniales comme des guerres de soumission à visée ethnocidaire qui peuvent prendre, pour part, la forme extrême d’une guerre d’anéantissement à but génocidaire (cf. P. Clastres, « De l’ethnocide », 1974).