phusis

mutation de l’animal humain :
de la perturbation culturelle

L’énergie naturelle des êtres humains se distribue à travers diverses sphères d’activités. À l’origine, ces activités répondent à des besoins naturels de type physiologique que les différentes espèces d’hominidés partagent avec les primates. L’utile se conjoint tout naturellement à l’agréable, au triple niveau de la nécessité congénitale pour l’être humain de vivre en groupe, de s’accoupler et de s’alimenter. Au cours d’un temps immémorial où un langage proprement humain apparaît et se développe, ces comportements naturels se compliquent, néanmoins, d’une dimension culturelle qui leur donne une forme proprement humaine. Pointée par Freud, la mobilité pulsionnelle ouvre en fait la voie à cette invention culturelle des groupes sociaux, qui se déploie tout d’abord dans le cadre naturel, avant de s’en émanciper pour créer des activités sociales et individuelles sans nécessité naturelle, comme la prière ou l’écriture. L’invention culturelle est médiatisée par des innovations techniques et des interprétations symboliques sur tous les plans de la vie sociale :

  1. l’instinct animal de survie du groupe devient, chez l’être humain, une activité sociale qui donne lieu à des échanges à multiples facettes à l’intérieur du groupe et avec les autres groupes : échanges de coups dans la guerre avec les groupes ennemis qui peuvent prendre la forme d’une guerre de conquête ou d’extermination, échanges matrimoniaux avec les groupes alliés ou échanges de nourriture au sein du groupe propre qui prennent la forme du don contre don ou d’un échange monétarisé ;
  2. médiatisant l’instinct social du groupe, l’instinct animal de conservation de l’individu, qui préside à sa recherche de moyens d’épancher la soif et la faim, se transforme en une activité laborieuse de cueillette, de chasse ou de culture de la terre, qui peut donner lieu à une accumulation des biens (chrèmatistique) et se développer en une véritable industrie d’exploitation des ressources naturelles et des forces humaines : l’institution du travail social qui en ressort est fondée sur la répartition sexuée du travail dans les sociétés égalitaires et, en outre, sur la division (anti)sociale du travail dans les sociétés inégalitaires ;
  3. l’instinct animal de reproduction de l’espèce donne lieu, chez l’être humain, à une activité sexuelle, qui est régulée par des interdits plus ou moins étendus et plus ou moins stricts dont, en premier lieu, la prohibition de l’inceste : elle peut prendre la forme brutale d’une véritable soumission (domination patriarcale des femmes, inféodation à la zone génitale, interdiction de l’homosexualité, etc.) ou bien – c’est l’autre extrême – cette activité peut être cultivée sous la forme raffinée d’un ars erotica ;
  4. l’instinct animal de survie individuelle qui provoque la fuite devant un danger mortel se complique, chez l’être humain, d’une activité rituelle de bénédiction des biens reçus et de conjuration des périls, laquelle présuppose la conscience de la mort à venir et implique une pratique ritualisée d’accompagnement des défunts (veillée, sépulture, crémation, etc.) : les rites coutumiers, qui unissent un groupe et réconfortent les individus, ne prennent pas nécessairement la forme d’une religion en bonne et due forme.

La culture des activités humaines permet d’allier l’agréable à l’utile en adjoignant l’art de faire plaisir au savoir-faire technique : 1° tout comme l’art martial assure le plaisir de vaincre, le savoir-vivre comme art de vivre avec les autres conforte et relève la contrainte de vivre en société par le plaisir de la bonne compagnie ; 2° l’art culinaire, ou encore 3° l’ars erotica permettent à la culture du plaisir sensuel de prendre la relève de la simple satisfaction des besoins naturels ; 4° la culture des Beaux-Arts, scindée de l’activité religieuse, permet de procurer un plaisir esthétique qui divertit du dur labeur autant que des angoisses existentielles.

Sans nier que certaines espèces animales aient développé une certaine forme de culture de leur environnement naturel (ruches, terriers, etc.), sans nier non plus une certaine mobilité des tendances instinctives, le fait est que le genre humain est la seule espèce animale à avoir non seulement colonisé l’ensemble de la planète, mais à avoir, de surcroît, inventé et cultivé des formes de vie extrêmement variées, qui relève d’une création perpétuée au sein même des traditions instituées. Cela constitue une véritable perturbation du cours naturel des choses, qui s’est intensifiée et accélérée au cours de l’histoire du genre humain. Si le principe de perturbation règne sans commune mesure au sein même de tous les phénomènes naturels, il règle ou dérègle, c’est selon, l’ensemble de la vie culturelle des groupes humains. L’invention socio-culturelle du rapport à la nature ouvre à la possibilité d’une perturbation létale du milieu de vie.