inconscient

inconscient collectif

Il y aurait bien un inconscient collectif, actif à l’intérieur des groupes ou collectifs (au sens de M. Halbwachs ou de J.-P. Sartre). Car la dynamique socio-logique serait animée par des forces d’ordre pulsionnel qui, agissant au sein des sujets individuels, détermineraient un destin collectif par le moyen de processus socio-psychiques. Il est possible de repérer quelques-uns de ces trajets pulsionnels en vue d’en esquisser une théorie critique :

1. la convergence des destins pulsionnels au sein des individus socialisés, dans des groupes familiaux et extra-familiaux, est à l’origine de trajectoires sociales similaires, qui leur permet de se reconnaître et de se comprendre mutuellement et, par suite, de s’affilier et de se retrouver dans des groupes plus ou moins informels. Il faudrait reconstituer l’idéal-type des principaux trajets sociologiques de ces destins pulsionnels.
2. la contamination comme révélation d’une convergence inconsciente, ainsi renforcée, ou comme production d’une convergence conjoncturelle, entraîne dans une même trajectoire des individus aux destins pulsionnels différents. Ce mécanisme pulsionnel pourrait être pensé d’après le schéma sartrien de la con-fusion (révolutionnaire) ou bien selon le schéma freudien de l’infection psychique au sein d’un groupe, évoqué dans le chap. VII sur “l’identification” de sa Psychologie de masse (1921).
3. la rencontre des inconscients, évoquée par Freud dans “L’inconscient” (1915), dont l’emboîtement complémentaire, éventuellement pathologique (celui, par exemple, de structures masochiste et sadique au sein d’un couple), a pour conséquence un cheminement en commun.

Le destin collectif d’un groupe n’est donc ni global, ni donnée intrinsèque de ce groupe. Ce destin résulte d’un processus de conformation socio-culturelle des comportements par des us et coutumes, bouleversés de temps à autre par des événements perturbants, lesquels sont à l’origine de nouveaux comportements et, à terme, de nouvelles traditions coutumières. Le destin collectif d’un groupe est con-formé par ces us et coutumes à l’origine trouble, à même l’intrication entre des données naturelles – relevant de la géologie, géographie, biologie, écologie, économie, etc. – et les constructions culturelles qui les investissent.

de l’inconscient collectif d’une communauté primitive

Dans des communautés (primitives) aux structures élémentaires similaires, et non encore perturbées par la violence d’une conquête coloniale, la probabilité de la convergence des destins pulsionnels au sein des clans familiaux (gentes) est très grande. C’est ce qui permet à Clastres, par exemple, de reconstituer, à propos d’une société guerrière du Chaco, non seulement le destin mortifère du guerrier sauvage, qui rejoint celui du chef de guerre désirant faire le chef, mais encore, la réaction convergente des femmes qui refusent de procréer, probablement à la suite d’un événement dramatique, inconnu, mais à force traumatique.

Il y aurait, en ce cas, 1. convergence, au sein du groupe féminin, d’une réaction (pré)consciente à un événement vécu consciemment et 2. contamination, au niveau des ressorts inconscients de cette décision consciente, sur la base 3. d’une rencontre des inconscients de ces femmes s’identifiant les unes aux autres, sous l’égide de la personnalité, comparable à Lysistrata, qui a dû lancer l’initiative et entraîner les autres femmes dans son sillage.

L’articulation entre les destins collectifs du groupe masculin des guerriers et du groupe féminin des épouses de guerriers, précise Clastres, s’est elle-même produite par l’intermédiaire d’un processus de contamination (cf. p. 2).

de l’inconscient collectif dans une société divisée

Dans les sociétés divisées, à l’époque moderne de la connaissance historienne des événements historiques (Révolution française, colonisations, guerres, etc.), l’éclairage psychanalytique des processus en cours semble doublement stérile.

D’une part, par contraste avec les événements traumatiques de la vie infantile des individus, les groupes auraient conscience des événements marquants de l’époque comme, par exemple, la Chute du mur de Berlin.
D’autre part, la métapsychologie freudienne – qui reconstitue le destin pulsionnel de la culture humaine à partir de l’héritage phylogénétique du meurtre du père de la horde originaire, et élabore une psychologie de masse à partir du schéma de la soumission au père autoritaire -, cette métapsychologie de masse serait si massive qu’elle s’avérerait incapable de démêler l’écheveau des fils contemporains de l’histoire, en voie de globalisation, de nations modernes divisées en groupes antagoniques.

Il conviendrait, néanmoins, de s’en inspirer pour frayer d’autres voies. Par exemple, il pourrait être intéressant d’éclairer de manière freudienne les processus sériels dont Sartre a révélé le mécanisme contreproductif. Dans la Critique de la raison dialectique (1960), Sartre décrit le processus sériel comme milieu de la récurrence répétitive de l’anti-praxis d’une altérité qui paraît inhumaine tant elle est subie passivement par les groupes humains, comme l’illustre l’exemple des paysans chinois, dont l’habitus acquis dans la Grande Plaine du fleuve jaune a indûment présidé à la déforestation des montagnes des zones conquises par les soldats-laboureurs sur les tribus semi-nomades.

Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960, p. 232-235,cf. p. 227-257.

Les processus sériels que décrit Sartre obéiraient à des motifs inconscients que Freud a dégagés, comme la jouissance narcissique de détruire et, sous une forme atténuée, celle de dominer la nature, jouissance qui prend source dans le phantasme infantile de toute-puissance (Allmachtwünsche).

Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur (1930), in Studienausgabe (1974), t. IX, Francfort, Fischer Verlag, 1989, p. 246-249 ; trad. fr. par Ch. et J. Odier, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 75-77 (fin du chapitre VI).

L’éclairage psychanalytique de la fureur destructrice à l’œuvre dans la guerre ou dans la domination de la nature n’exclut pas, en dernière instance, les déterminations économiques du déclenchement des guerres et de l’exploitation productiviste des “ressources” naturelles, tout comme les conditions sociales ou politiques à l’origine d’une révolution. Témoins de leur temps, les intellectuels en éclairent les événements marquants et, ce faisant, cristallisent dans leur réflexion des motifs inconscients qui travaillent l’époque en un lieu bien déterminé. De Clausewitz à Benjamin, Baudrillard et Derrida, en passant par Freud et Arendt, sans parler de Schmitt lisant Sorel, Lénine et Mao, la violence des guerres et des révolutions attise tout particulièrement la réflexion moderne.

À la suite du modèle construit par Horkheimer dans “Geschichte und Psychologie” (1932), il s’agirait de reconstruire les médiations psychoculturelles qui opèrent de manière inconsciente au sein de l’infrastructure pulsionnelle des comportements. Le schéma qu’une théorie critique de l’inconscient collectif aurait à charge d’esquisser refuserait le principe unilatéral de hiérarchisation des instances déterminantes et, au contraire, accepterait le principe multilatéral (ni vertical, ni horizontal) de perturbation surdéterminante. À cet égard, L’Anti-Oedipe trace une voie stimulante en avançant l’intrication entre désir et politique, économie libidinale et investissement économique, socio-politique ou socio-culturel.

Dans son essai sur La pulsion anarchiste (1970), N. Zaltzman a, pour sa part, élucidé un destin pulsionnel de Thanatos, méconnu jusqu’alors, qui s’est avéré très utile pour envisager, dans le cas d’une société sauvage, le retournement politique de la pulsion de mort.

Cf. C. Ferrié, Le mouvement inconscient du politique (2017), p. 183-188.

Thanatos connaît deux destins pulsionnels de sens contraire : les détournant de leur destin mortifère, le destin anarchiste mettrait les pulsions de mort au service de la vie. Connue pour avoir révélé l’existence de la pulsion anarchiste, N. Zaltzman s’est également attachée à psychanalyser le ressort pulsionnel de l’autre destin, mortifère, frayant de la sorte la voie de la critique de son avatar actuel : le narcissisme identitaire. En s’en inspirant, il serait possible de retracer la genèse du narcissisme identitaire

Cf. C. Ferrié,"Pulsion libertaire contre compulsion identitaire", in : J-F. Chiantaretto & G. Gaillard (dir.), Colloque de Cerisy, Psychanalyse et culture. L’œuvre de Nathalie Zaltzman, Ithaque, 2020, p. 189-201.