inconscient

les sens de l’inconscient
dans le corpus clastrien

Au titre d’une première avancée dans le sens de l’analyse de la tension entre les approches sociologiques et psychanalytiques de l’inconscient, il est proposé une étude de la manière dont cette tension se manifeste dans le corpus de Pierre Clastres. L’objectif est de saisir l’ambivalence de l’usage dominant du terme dans son sens sociologique, en faisant surgir le sens psychanalytique qui en complique la signification. La méthode consiste à faire la revue des divers usages du concept d’inconscient qui sont en jeu dans le corpus clastrien, de manière à en cerner le sens habituellement sociologique et marginalement psychanalytique. Il s’agit de suivre Clastres dans son usage libre des catégories psychanalytiques d’inconscient, de machines désirantes et de désir (de mort) ou d’instinct de mort. L’enjeu est d’éprouver les sens possibles d’une psychanalyse sauvage de la politique primitive. L’hypothèse interprétative que j’avance serait que le processus sociologique, et donc inconscient, que décrit Clastres recèle un mouvement politique, dont la dynamique serait inconsciente au sens psychanalytique, et non seulement sociologique, du terme.

Les sens de l’inconscient (2012)

publication à venir. ©, Christian Ferrié, cféditions, 2020

Cet essai est extrait de la première mouture de l’essai sur Clastres qui a été publié (2017). Il en existe une trace dans un article sur le dialogue controversé de Deleuze et Guattari avec Clastres :

  • « L’emballement de la machine de guerre : une réponse clastrienne à Deleuze et Guattari », in : P.-A. Delorme et C. Poutot (dir.), Clastres. Une politique de l’anthropologie, Éditions Le bord de l’eau, Lormont, 2020, p. 71-91.

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parcours clastrien
de Durkheim et Lévi-Strauss à Freud

Le terme d’inconscient prend tout d’abord, chez Clastres, le sens proprement sociologique qui habite l’analyse structurale initiée par Lévi-Strauss.

Lévi-Strauss

Or le maître de l’école structuraliste rejette explicitement le modèle psychanalytique. Pour rendre compte de l’institution sociale de la prohibition de l’inceste, Claude Lévi-Strauss récuse en effet, dans Les structures élémentaires de la parenté (1947), tout autant sa dérivation sociale à partir de l’exogamie (Durkheim) que sa genèse psychanalytique (par Freud), laquelle projetterait sur l’état antérieur à la culture humaine les désirs qui caractérisent l’état social [rééd. 1967, p. 20-29, p. 562-563]. Dénonçant l’illusion archaïque qui a séduit Freud (p. 102), et qui a ensuite amené Jung à forger sa théorie de l’Inconscient collectif (p. 108), Lévi-Strauss finit par reconnaître dans la linguistique la seule science sociale capable de guider la sociologie dans son objectif de « pénétrer le sens de l’institution » de la prohibition de l’inceste, le modèle linguistique lui fournissant le moyen dédoublé de la genèse du système et de l’explication de leur logique interne (p. 564-566).

Dans son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss (1950), Lévi-Strauss soutient ainsi que la linguistique structurale nous a familiarisés avec l’idée que les phénomènes fondamentaux qui conditionnent et configurent la vie de l’esprit se manifestent sur le plan de la pensée inconsciente. À l’instar de Durkheim, Lévi-Strauss semble ainsi croire qu’il est possible de faire l’économie du modèle psychanalytique de l’inconscient pour s’expliquer les phénomènes sociaux. Qu’en est-il chez Clastres ? Pourquoi proposer une lecture psychanalytique d’un corpus ethnologique qui s’inscrit explicitement dans le sillage de Lévi-Strauss et qui, de surcroît, ne fait que furtivement et subrepticement référence à la conceptualité développée par Freud ? Pourquoi ne pas en rester au modèle sociologique que Durkheim a construit pour décrire le phénomène social du suicide ?

Durkheim

Clastres ne saisit pas la vérité de la société primitive à partir de Durkheim. Il rejette non seulement son interprétation ethnocentrique des sociétés primitives, mais encore la construction théorique de son modèle sociologique : « l’inconscient collectif de la tribu » ne serait pas la simple duplication d’une conscience collective. Clastres ne suppose pas, comme Durkheim dans Le suicide, l’existence d’une force sociale transcendante aux individus qui les dominerait du dehors, en leur imposant les tendances et les pensées collectives de la société tout autant que le sentiment collectif de l’opinion publique, ces manifestations de l’état d’esprit de la société participant de la conscience collective du groupe social. Si la statistique morale ou sociale observe de tels courants sociaux qui mettent les individus en état de se prêter à l’action collective, le sens ou la signification symbolique, inconsciente, de ces courants collectifs ne peut que lui échapper. Tel baptême de la difficulté, Durkheim interprète en passant le courant suicidogène comme une sorte d’impôt ou de tribut payé par la population, sans s’expliquer sur cette métaphore.

Freud

Pour comprendre la contamination de la société par les courants suicidogènes qui se propagent à partir d’un foyer d’épidémie, peut-être conviendrait-il de confronter la sociologie du Suicide (1897) d’Emile Durkheim à la Psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon. S’appuyant sur cet ouvrage dans sa Psychologie de masse (1921), Sigmund Freud émet, à propos de la structuration inconsciente de la société de masse des frères célébrant religieusement le meurtre du père primitif, une hypothèse qui vaudrait en premier lieu pour les sociétés primitives. Pierre Clastres ne fait pas référence à cette hypothèse freudienne, mais il reprend en revanche à Malaise dans la civilisation (1929) – sa traduction en français de 1934 a été rééditée en 1971 –, le motif décisif de l’instinct de mort, et ce afin de s’expliquer le vouloir-mourir collectif d’une société guerrière contaminée par l’instinct de mort de ses guerriers :

Tant de persévérance en cet être-pour-la-mort suggère peut-être que la passion pour la gloire agissait au service d’une plus profonde passion, celle que nous nommons l’instinct de mort, instinct qui non seulement traversait le groupe des guerriers, mais contaminait plus gravement l’ensemble de la société : les femmes en effet ne refusaient-elles pas d’avoir des enfants, vouant ainsi les tribus à une rapide disparition ? Vouloir-mourir collectif d’une société qui aspire à ne plus se reproduire…

« Malheur du guerrier sauvage » (1977), Recherches d’anthropologie politique, Seuil, 1980, p. 237.

Cette référence transparente à Freud invite à poursuivre l’intuition clastrienne des mécanismes inconscients qui structurent les sociétés primitives, en formulant une hypothèse psychanalysant les ressorts inconscients des mouvements politiques et polémiques des sociétés sauvages : mouvements qui tournent autour du pivot central du refus de l’État. Le refus inconscient de l’État pourrait avoir une signification psychanalytique : le refoulement du Pouvoir coercitif sous la figure du chef despotique de la tribu primitive – ce chef qu’il faut, comme le père de la horde originaire, mettre à mort s’il ne respecte pas la Loi d’égalité de la société sauvage –, ce refoulement donc participerait d’une pulsion de vie politique de la société primitive, qui s’opposerait à une pulsion de mort polémique.