Freud

Genèse du narcissisme identitaire

Indissociable du masochisme primaire du Moi, la pulsion de mort serait à l’origine de la compulsion identitaire comme affirmation narcissique d’une identité blessée, dont l’agressivité est expulsée hors de soi pour être retournée à l’extérieur sous la modalité d’une hostilité exacerbée envers toute altérité. Le narcissisme de la petite différence se traduirait par une forme de sadisme imprégnée de masochisme. Le moment sadique de l’auto-affirmation identitaire consiste à exclure tout autre hors du cercle du même où l’identité menacée s’est repliée, avant de déployer son hostilité de manière plus ouvertement agressive contre une altérité perçue comme menaçante. Mais, l’agression des autres appelant immanquablement à une réplique tout aussi agressive, il faut supputer, au sein même de l’auto-affirmation identitaire, le moment masochiste d’une provocation inconsciente du sadisme des autres, à l’origine de l’affrontement polémique entre individus et groupes livrés à leur sadisme secondaire. En tant que masochisme investi par la libido narcissique, la compulsion identitaire serait, donc, un des rejetons de la pulsion de mort.

C’est précisément à ce niveau-là qu’il conviendrait de contrer le destin pathologique de la compulsion identitaire en envisageant d’emprunter le chemin de traverse, renversant, d’un retournement de la pulsion de mort qui s’accompagnerait, comme le suggère Marcuse dans son essai sur Freud, d’un renforcement de la pulsion de vie que constitue Éros. Le combat de géants entre Thanatos et Éros analysé par Freud et, donc, le destin de l’émancipation de la soumission pourraient bien se jouer en amont des scènes visibles d’auto-soumission et de soumission des autres.

Si la pulsion de mort gouvernée par le principe de Nirvana provient bien, pour l’être humain, du traumatisme de la naissance (O. Rank), ce masochisme primaire du Moi pousserait l’individu en souffrance à en finir avec la vie, en revenant à l’état de fusion prénatale avec le corps de la mère (H. Marcuse). Or ce principe régressif régit l’activité pulsionnelle antérieurement au principe de plaisir, « plus originairement » : c’est le sens de jenseits dans le titre de l’ouvrage de 1920, Jenseits des Lustprinzips. Car, quand il y va de la vie ou de la mort, le principe de plaisir ne peut pas réguler la vie pulsionnelle : le sujet ne peut plus se préserver et économiser ses forces, il lui faut tout donner pour sur-vivre ou mourir. Cette énergie du désespoir pour survivre en cas de danger de mort permettrait le retournement de la pulsion de mort contre la tendance masochiste à se laisser mourir (N. Zaltzmann).

Cf. C. Ferrié,"Pulsion libertaire contre compulsion identitaire", in : J-F. Chiantaretto & G. Gaillard (dir.), Colloque de Cerisy, Psychanalyse et culture. L’œuvre de Nathalie Zaltzman, Ithaque, 2020, p. 189-201.

Il conviendrait de tirer quelques leçons politiques de ces hypothèses métapsychologiques en complétant le bouleversement de l’axiomatique pulsionnelle de Freud, entrepris par ailleurs, à savoir que la pulsion d’union érotique qui, selon Freud, préside à la naissance des États ferait le jeu de la pulsion de mort, au lieu d’agir dans le sens de la vie politique. Car, à partir d’un certain seuil quantitatif, la pulsion d’intégration par unification dissout le multiple en une masse indifférenciée, de sorte que cette union mortifère est le fait non plus de la pulsion érotique, mais bien de la pulsion de mort qui s’imposerait en imposant la soumission à l’Un et, en fin de compte, à l’État.

Cf. Pierre Clastres, La société contre l’État (1974), p. 148-150 et p. 183-185 vs mon interprétation dans C. Ferrié, Le mouvement inconscient du politique (2017), p. 274.

La pulsion de mort serait donc à l’origine du Mal politique qu’il conviendrait d’identifier à l’Un, tout en reconnaissant son enracinement dans l’agressivité polémique contre soi-même. Car la pulsion sadique de soumission des autres s’enracinerait dans la pulsion masochiste d’auto-soumission au désir d’en finir. En procèderait le désir de s’asservir aux autres que La Boétie fustige sous le titre de servitude volontaire. L’axiomatique pulsionnelle aurait l’insigne mérite de décrypter les ressorts de l’autosoumission fatale et létale au principe de la réconciliation finale (Nirvana) et de dégager la perspective corollaire de libérer la pulsion de vie de cette emprise mortifère.