cours sur la technique

Marcel Mauss
« Les techniques du corps » (1934)
extraits des chap. I et IV

Chap. I

« Dans une autre cérémonie, celle de la chasse à l’opossum, l’individu porte dans sa bouche un morceau de cristal de roche (kawemukka), pierre magique entre toutes, et chante une formule de même genre, et c’est ainsi soutenu qu’il peut dénicher l’opossum, qu’il grimpe et peut rester suspendu à sa ceinture dans l’arbre, qu’il force et qu’il peut prendre et tuer ce gibier difficile.
Les rapports entre les procédés magiques et les techniques de la chasse sont évidents, trop universels pour insister.
Le phénomène psychologique que nous constatons en ce moment est évidemment, du point de vue habituel du sociologue, trop facile à savoir et à comprendre. Mais ce que nous voulons saisir maintenant, c’est la confiance, le momentum psychologique qui peut s’attacher à un acte qui est avant tout un fait de résistance biologique, obtenue grâce à des mots et à un objet magique.
Acte technique, acte physique, acte magico-religieux sont confondus pour l’agent. Voilà les éléments dont je disposais.

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Tout ceci ne me satisfaisait pas. Je voyais comment tout pouvait se décrire, mais non s’organiser ; je ne savais quel nom., quel titre donner à tout cela.
C’était très simple, je n’avais qu’à m’en référer à la division des actes traditionnels en techniques et en rites, que je crois fondée. Tous ces modes d’agir étaient des techniques, ce sont les techniques du corps.
Nous avons fait, et j’ai fait pendant plusieurs années l’erreur fondamentale de ne considérer qu’il y a technique que quand il y a instrument. Il fallait revenir à des notions anciennes, aux données platoniciennes sur la technique, comme Platon parlait d’une technique de la musique et en particulier de la danse, et étendre cette notion.
J’appelle technique un acte traditionnel efficace (et vous voyez qu’en ceci il n’est pas différent de l’acte magique, religieux, symbolique). Il faut qu’il soit traditionnel et efficace. Il n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition. C’est en quoi l’homme se distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses techniques et très probablement par leur transmission orale.
Donnez-moi donc la permission de considérer que vous adoptez mes définitions. Mais quelle est la différence entre l’acte traditionnel efficace de la religion, l’acte traditionnel, efficace, symbolique, juridique, les actes de la vie en commun, les actes moraux d’une part, et l’acte traditionnel des techniques d’autre part ? C’est que celui-ci est senti par l’auteur comme un acte d’ordre mécanique, physique ou physico-chimique et qu’il est poursuivi dans ce but.
Dans ces conditions, il faut dire tout simplement : nous avons affaire à des techniques du corps. Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l’homme, c’est son corps. Immédiatement, toute cette grande catégorie de ce que, en sociologie descriptive, je classais comme « divers » disparaît de cette rubrique et prend forme et corps : nous savons où la ranger.
Avant les techniques à instruments, il y a l’ensemble des techniques du corps. » [Sociologie et anthropologie (1950), PUF, 1999, p.371-372]

Chap. IV

« nous nous trouvons partout en présence de montages physio-psycho-sociologiques de séries d’actes. Ces actes sont plus ou moins habituels et plus ou moins anciens dans la vie de l’individu et dans l’histoire de la société.
Allons plus loin : l’une des raisons pour lesquelles ces séries peuvent être montées plus facilement chez l’individu, c’est précisément parce qu’elles sont montées par et pour l’autorité sociale. » (p.384)

« puisque ce sont des mouvements du corps, tout suppose un énorme appareil biologique, physiologique. Quelle est l’épaisseur de la roue d’engrenage psychologique ? Je dis exprès roue d’engrenage. Un comtiste dirait qu’il n’y a pas d’intervalle entre le social et le biologique. Ce que je peux vous dire, c’est que je vois ici les faits psychologiques comme engrenage et que je ne les vois pas comme causes, sauf dans les moments de création ou de réforme. Les cas d’invention, de positions de principes sont rares. Les cas d’adaptation sont une chose psychologique individuelle. Mais généralement ils sont commandés par l’éducation, et au moins par les circonstances de la vie en commun, du contact. […]
… nous sommes en présence de phénomènes biologico-sociologiques. Je crois que l’éducation fondamentale de toutes ces techniques consiste à faire adapter le corps à son usage. Par exemple, les grandes épreuves de stoïcisme, etc., qui constituent l’initiation dans la plus grande partie de l’humanité, ont pour but d’apprendre le sang-froid, la résistance, le sérieux, la présence d’esprit, la dignité, etc. » (p.385).


commentaire

Pour Marcel Mauss, « la technique est un acte traditionnel efficace », et en cela elle est peu différente de l’acte magique, religieux ou symbolique : d’où le fait qu’il y ait association entre les procédés magiques et les techniques de chasse (à l’opossum ]un marsupial solitaire et agressif[ et au dingo, par exemple chez l’Australien). Mais l’acte traditionnel proprement technique, à la différence de l’acte religieux ou symbolique, est d’ordre mécanique ou physique : ce sont des « techniques du corps », comme premier et naturel objet technique, avant de devenir un moyen de manipuler d’autres objets (p.372).

Mais le point de vue pris sur « l’homme total » implique de considérer non seulement les dimensions biologiques et sociologiques, mais également l’intermédiaire psychologique (369), dans la mesure où le « momentum psychologique », c’est-à-dire l’impulsion qui permet d’accomplir un acte impliquant forcément une forme de résistance biologique du corps à ce dressage, consiste à obtenir « grâce à des mots et à un objet magique » la confiance nécessaire pour l’accomplir : « Acte technique, acte physique, acte magico-religieux sont confondus pour l’agent. » (p.371). Cette confiance envers la tradition et tout particulièrement envers l’autorité sociale prestigieuse, qui enseigne les manières de faire, en facilite l’apprentissage individuel : l’adaptation à un but physique ou corporel, comme le fait de boire, est permise par toute une série d’actes montés par l’éducation sociale de l’individu, de sorte qu’il y a « concours du corps et des symboles moraux ou intellectuels » dans la mesure où « un système de montages symboliques » accompagne ces gestes techniques du corps (p.372). C’est donc l’éducation qui commande l’adaptation psychologique de l’individu à de tels « montages physio-psycho-sociologiques de série d’actes » « montés par et pour l’autorité sociale » : de ce point de vue, la « roue d’engrenage psychologique » n’est qu’un intermédiaire entre le biologique et le sociologique, dans la mesure où les faits psychologiques ne sont pas des causes, sauf dans les moments de création ou de réforme » que constituent les cas d’invention (p.384-385) ; ce sont des « phénomènes biologico-sociologiques ». En général, on a donc plutôt affaire à des techniques d’adaptation du corps à son usage, dont l’objectif est d’acquérir la « domination du conscient sur les émotions et sur l’inconscience », de la part donc d’une conscience qui a suffisamment confiance dans la « sûreté des mouvements » préparés par la société : c’est le cas dans les techniques du corps qui sont au fond de tous les états mystiques, par exemple les techniques de respiration dans le taoïsme (étudié par Granet en Chine) ou dans le yoga (étudié par Maus en Inde) ; de même, « Par exemple, les grandes épreuves de stoïcisme, etc., qui constituent l’initiation dans la plus grande partie de l’humanité, ont pour but d’apprendre le sang-froid, la résistance, le sérieux, la présence d’esprit, la dignité, etc. » (p.384-385).

C’est donc une erreur de considérer qu’il n’y a de technique qu’en présence d’instruments extérieurs au corps, au lieu de suivre la leçon de Platon qui parlait des techniques de danse et de musique (p.372). Reste à savoir si Platon entend par technique la même chose que Marcel Mauss…