cours sur la technique

Platon
technè vs tribè
art véritable ou simulacre d’art?
Bailly, p.1957

Ce que Marcel Mauss appelle les techniques du corps, ou les techniques de soi dont parle Michel Foucault, ne relèvent pas pour Platon de la technè entendue comme art véritable, mais bien plutôt de la tribè : la manière de faire relativement efficace qui a été élaborée de manière tâtonnante au cours du temps et transmise de génération en génération sans que les praticiens ne sachent vraiment pourquoi ça marche… la plupart du temps, et non tout le temps!

Ces trucs routiniers pour bâtir une pirogue, guérir une blessure, etc., -qui peuvent être utilisés à mauvais escient (par le guérisseur en tant que sorcier, etc.)- sont des préceptes hypothétiques au sens de Kant, que ces conseils soient proprement techniques (manipulation des choses) ou pragmatiques (persuasion des humains), et ils sont fondés sur l’expérience. Mais Kant ne reconnaît de légitimité à l’habileté technique et à la prudence pragmatique qu’à la condition expresse que l’action ne soit pas en contradiction avec l’exigence morale de la raison pratique qui s’impose à la conscience morale (Gewissen) sous la figure de l’impératif catégorique. La métaphysique des mœurs étant divisée en doctrine du droit et en doctrine de la vertu, il en existe non seulement au niveau éthique, mais également dans le champ juridico-politique: tout comme l’interdiction de faire la guerre [cf. conclusion de la Doctrine du droit], fiat iustitia pereat mundus est un impératif, catégorique, qui ne souffre aucune casuistique. Tout en défendant en politique une forme de pragmatisme moral, Kant récuse en revanche la sophistique des maximes au service du Pouvoir (fac et excusa, si fecisti nega, divide et impera) qui permet au prince immoral de s’imposer au peuple par la force, en toute injustice, c’est-à-dire en violation des principes du droit: l’appendice à la Paix perpétuelle est tout entier dirigé contre cet empirisme en politique qui conditionne l’application des principes du droit à l’intérêt du pouvoir en place. Du point de vue d’inspiration platonicienne de Kant, la raison pratique doit moralement commander à l’usage des techniques empiriquement acquises: ce qui revient à critiquer en principe l’idée même d’un gouvernement des hommes fondé sur des techniques de domination s’appuyant sur ce que Horkheimer appellera la raison instrumentale (1934).

Du point de vue de Platon, il faudrait dire que ces techniques empiriques sont des simulacres d’art (tribè) qui ne relèvent pas de l’art véritable (technè). La sémantique grecque fournit à Platon les éléments d’une dichotomie entre le savoir-faire traditionnel, qui s’est constitué par tâtonnements au cours du temps sur la base d’essais et d’expérience accumulée (empeiria), et la technique professionnelle, qui procède avec méthode sur le fondement d’une connaissance scientifique de la nature des choses et des chaînes de causalité.

Efficience effectivement relative de savoir-faire patiemment élaborés à partir de l’expérience accumulée et réitérée au cours du temps
ou bien
Efficacité prétendument absolue de techniques conçues sur le fondement d’expérimentations scientifiques

Bailly, p.1505
Bailly, p.656

L’expérience, par exemple des médecins empiriques, procède par essais pour acquérir un savoir qui rend expérimenté, prudent ou habile (empeiros). Il en ressort une pratique consommée dans la manière de faire acquise par une longue expérience (tribè). Par contraste avec cette manière de faire habituelle, la manière de procéder avec art (technè) est bien plus méthodique, dans la mesure où le technicien professionnel (technitès) connaît son métier et peut donc employer son habileté pour fabriquer avec art (technao-o) une œuvre bien travaillée (technèeis). Reste que tous ces termes peuvent être pris en mauvaise part: l’habileté sert alors à tramer une machination ou une intrigue grâce à l’artifice de ruses qui se servent en particulier de l’art oratoire pour persuader en trompant. Rien d’étonnant que l’habile rhéteur soit le technicien par excellence (ho technikos)!

L’enjeu, pour Platon, c’est de dénier à la rhétorique courante des orateurs de son temps le statut d’art véritable en dépréciant les trucs dont usent les rhéteurs comme de simples routines habituelles dépourvues d’ingéniosité qui visent uniquement à faire impression pour persuader en trompant. C’est en ce sens que le Phèdre (270b vs 260e) distingue la technè, forcément articulée à une connaissance du vrai et du juste (epistemè), et la tribè : la routine habituelle (habitus donc), qui est lié à un savoir-faire d’expérience (empeiria).

Il faut dans ces deux arts se faire une idée claire de la nature, dans l'un du corps, dans l'autre de l'âme, si l'on ne veut point suivre seulement la routine et l'expérience, mais se conduire avec art et méthode, ici pour rendre aux uns la force et la santé, par les remèdes et la nourriture, là en inspirant aux autres toutes les persuasions qu'on voudra et la vertu, par des discours et des occupations convenables. (Phèdre,270b)


Ἐν ἀμφοτέραις δεῖ διελέσθαι φύσιν, σώματος μὲν ἐν τῇ ἑτέρᾳ, ψυχῆς δὲ ἐν τῇ ἑτέρᾳ, εἰ μέλλεις, μὴ τριβῇ μόνον καὶ ἐμπειρίᾳ ἀλλὰ τέχνῃ, τῷ μὲν φάρμακα καὶ τροφὴν προσφέρων ὑγίειαν καὶ ῥώμην ἐμποιήσειν, τῇ δὲ λόγους τε καὶ ἐπιτηδεύσεις νομίμους πειθὼ ἣν ἂν βούλῃ καὶ ἀρετὴν παραδώσειν.

Au fond, c’est le débat entre Gorgias et Socrate. Pour Gorgias, l’art rhétorique produit le bien le plus grand en tant qu’il donne au rhéteur la liberté et permet la domination sur les autres dans la cité (452 d-e) par le pouvoir de persuader qu’elle lui assure dans les tribunaux et dans les autres assemblées, grâce à ces longs discours (461e-462a) bien tournés qui sont capables de faire passer un usage pour droit ou juste : l’art de faire croire l’emporte donc sur l’avis des spécialistes (par exemple, les artisans du métier de construire une muraille). S’opposant à Gorgias, Socrate définit la rhétorique comme une activité de conjecture empirique (empeiria) qui a pour objectif de flatter, c’est-à-dire de faire plaisir sans souci du meilleur (465a) en entretenant, donc, l’illusion (eidolon) de la santé ou de la bonne disposition (euexis) de l’âme : c’est ainsi la contrefaçon (eidolon) de la pratique politique (463 d-e) qui a lieu dans les tribunaux (454b). Gorgias ayant concédé la distinction du corps et de l’âme, ainsi que la possibilité d’une santé réelle qui se distingue de la santé apparente, Socrate peut produire la définition de la rhétorique à partir d’une vision d’ensemble du genre (qui équivaut à la science conçue comme redescente depuis la force jusqu’aux conséquences) :

santé

Contrefaçon (eidolon)

art

du corps par prévention

cuisine

gymnastique

du corps par cure

esthétique

médecine

vs

   

De l’âme par prévention

sophistique

art législatif

De l’âme par cure

rhétorique

art judicatoire

Deux formes d’art correspondent à deux genres d’activités (cf. 501b : pragmateia) ou d’affaires humaines (pragmata) : « l’art qui s’occupe de l’âme s’appelle politique », alors que la thérapie du corps comprend la gymnastique et la médecine, auxquelles correspondent pour l’âme l’institution préventive des lois et la justice curative (464b). Par contraste, les simulacres qui flattent le corps ou l’âme (kolakeia) sont des pratiques d’expérience (empeireia), qui ne sont pas fondées en raison (alogon pragma) sur la connaissance de la nature de leur discipline et des causes, par exemple, du régime alimentaire administré (465a vs 465c).

Socrate le répète à Calliclès : contrairement à la médecine qui peut rendre raison de chacun de ses gestes pour avoir examiné la nature du patient qu’elle doit soigner et étudié les causes qui justifie le traitement préconisé, la cuisine n’est pas un art, mais un savoir-faire d’expérience qui procède par routine, sans rien calculer (ou savoir) des causes qui permettent de justifier ce qu’elle fait, dans la mesure où elle ne fait que se souvenir de ce qui se passe habituellement, c’est à dire de ce qui lui permet de parvenir à procurer des plaisirs, le plaisir étant ce à quoi elle consacre la totalité de ses soins (500e-501a). Ce qui fait donc la différence entre ces soins prodigués, c’est la finalité poursuivie : procurer du plaisir, alors que la nature même du plaisir n’est pas comprise ; ou bien rechercher ce qui est le mieux pour l’âme (501c) ou le corps. Si la rhétorique qui s’adresse au peuple athénien est bien une sorte de flatterie le passage le plus important c’est 460, en revanche il existe une autre rhétorique qui serait une belle chose si elle se donnait les moyens d’améliorer les âmes des citoyens en disant toujours ce qu’il y a de meilleur, que ce soit agréable ou non aux auditeurs (503a). Socrate se présente par conséquent comme le seul qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et pense être le seul à faire de la politique (521d), dans la mesure où prendre soin de la cité (therapeia tès poleos) équivaut à se battre contre les Athéniens, comme un médecin avec ses patients pour qu’ils s’améliorent, et non pas à se mettre à leur service en devenant le complice de leur plaisir (521a). Autrement dit, la technique au sens de Platon est ordonnée à la vérité : c’est le but moral qui rend la technique scientifique, et non l’efficacité empirique du procédé…

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* Selon Arendt et Popper, Platon fournirait la matrice même, antipolitique au possible par sa dimension autoritaire ou despotique, de la technocratie gestionnaire de la technoscience.

Pour Arendt, il faudrait libérer l’espace politique de la délibération publique de sa domination par le présupposé dogmatique de l’existence de la vérité qu’il s’agirait de simplement appliquer, conformément à la distinction platonicienne entre archein et prattein : conçue sur le modèle de la technè (cf. p.688-690), la pratique politique est alors réduite à une simple exécution du commandement, forcément autoritaire…


Voir la seconde section de la conférence arendtienne sur l’autorité (1955) et la quatrième section de celle sur la liberté (1958), toutes deux publiées dans Between Past and Future (1961): la trad. fr. de La Crise de la culture étant désormais disponible dans L’Humaine condition (Gallimard, « Quarto », 2012), cf. p. 683-693 vs p. 738-740.