cours sur la technique

Foucault

… la technique au sens de Platon est ordonnée à la vérité : c’est le but moral qui rend la technique scientifique (technè), et non l’efficacité empirique du procédé (tribè). C’est un des points que pointe Foucault!

Pour être véritable, l’art implique un régime de vérité, c’est-à-dire un critère normatif qui définisse la finalité morale poursuivie par l’art en question. C’est ce que peut montrer le deuxième volume de l’Histoire de la sexualité que Foucault a consacré à L’usage des plaisirs (1984) chez les Grecs anciens.

L’usage des plaisirs (1984), p.267

Dans le chapitre V sur « Le véritable amour », Foucault montre l’inflexion de la problématique grecque de l’érotique que Platon accomplit dans le Banquet et dans le Phèdre. Dans l’optique générale de la tempérance qu’il convient d’observer par rapport aux Aphrodisia [chapitre I], il y a en effet chez les Grecs trois champs d’exercice : le régime diététique, c’est-à-dire la diète des plaisirs culinaires [chapitre II] ; le régime économique dans la gestion de l’oikos [chapitre III] ; enfin, le régime érotique de la maîtrise de soi dont l’éraste doit faire preuve pour respecter l’honneur et la liberté de l’éromène [chapitre IV].

L’usage des plaisirs (1984), p.264

Or Foucault diagnostique chez Platon le passage d’une problématique de la cour à faire selon les règles, qui relève d’une éthique de l’usage des plaisirs, à une problématique de la vérité et de l’ascèse, qui pointe dans le sens d’une herméneutique du désir (II, p. 252-253) s’élaborant dans le contexte d’une morale chrétienne de la renonciation : chez Augustin (354-430), cela prendra la forme d’une « analytique du sujet désirant ».

Dans Les aveux de la chair (2018), Michel Foucault rendra compte de l’usage du terme agapè par un des Pères de l’Église: dans ses Homélies sur le mariage, Chrysosthome (344-407) emploie le terme d’agapè “au double sens d’amour conjugal et de charité”; la responsabilité de chacun envers les péchés de l’autre met ainsi la femme dans l’obligation de “ne pas se dérober au devoir conjugal” (p.278), de façon à ne pas se rendre coupable des adultères de son mari qui, privé de l’union légitime, est “poussé vers le gouffre du dévergondage” (Jean Chrysosthome, De la virginité, XLVIII,1).

Par contraste avec la culture du plaisir à laquelle un maître initie ses disciples, dans le contexte indien et chinois d’un ars erotica à cultiver (II, p. 154 vs p. 159), le passage de l’éthique grecque de la diète des plaisirs en tout genre à la morale chrétienne d’une abstinence qui requiert d’avouer ses désirs intimes est de l’ordre d’une différenciation dans les régimes d’austérité. Dans La volonté de savoir (1976), Foucault déclare ainsi que « Notre civilisation, en première approche du moins, n’a pas d’ars erotica. En revanche, elle est la seule, sans doute, à pratiquer une scientia sexualis ou plutôt à avoir développé au cours des siècles, pour dire la vérité du sexe, des procédures qui s’ordonnent pour l’essentiel à une forme de pouvoir-savoir rigoureusement opposée à l’art des initiations et au secret magistral : il s’agit de l’aveu » (p.77-78). Tout laisse à penser qu’il s’agit de procédures religieuses de domination socioculturelle des individus qui visent à prohiber le plaisir sexuel. C’est en fait tout le problème de ce que Foucault appelle l’hypothèse répressive [Ā] et qu’il conteste en montrant qu’en réalité, sur le sujet de la sexualité, il y a plutôt incitation à en parler qu’imposition d’un tabou, et ce non seulement à notre époque, mais précisément depuis quelques siècles déjà : il y a une véritable explosion discursive à ce propos (p.25) que la psychanalyse n’a fait qu’accomplir (Résumé du cours de 1974, p.64). Dans le sillage de Nietzsche, Foucault semble donc nous donner à penser que, de la pastorale catholique à la psychanalyse freudienne, toutes les techniques mises en œuvre pour faire parler les pêcheurs ou les patients visent à dominer et à corriger les individus en les conduisant sur le bon chemin afin de les redresser.

Ce qui revient à comprendre ces disciplines dans l’optique même qui est celle de la société punitive (Résumé du cours de 1973, p.29, cf. p.48-49), qu’analyse précisément l’ouvrage de 1975 : Surveiller et punir. Dans les prisons et dans les asiles, comme à l’usine et à l’école, les corps sont dressés et redressés pour être conformés aux impératifs fonctionnels du système économique et aux exigences morales du système socioculturel. La discipline de l’exercice culturellement imposé, même s’il est volontairement assumé, est toujours déjà, indissociablement, dressage du corps animal de l’être humain à travers le contrôle socio-culturellement imposé au corps afin d’assurer la domination sociale, économique et politique de leurs mouvements : il y a à la fois domination du corps naturel par des techniques d’extraction de sa force de travail et dressage des corps (masculins vs féminins) par des technologies de domination. C’est le même paradigme de manipulation instrumentale qui est transféré depuis les choses, qui le sont par la force pure ou par une habile technique, jusqu’aux des gens, qui le sont par la violence ou la parole persuasive : c’est la condition pour imposer ou de dominer, soit brutalement (de manière despotique ou tyrannique), soit doucement (diriger vs gouverner de manière libérale)

Autrement dit, la discipline des instincts qui est, selon Kant, le moment premier de la pédagogie de la liberté qu’il préconise ne serait pas en principe distinct du dressage. Ce que la sémantique semble confirmer. Car dresser, c’est rendre vertical pour faire se tenir droit ; discipliner, c’est punir douloureusement (à l’origine, au XIVe siècle, par un fouet à cordelette) avant d’imposer une règle de conduite au sein d’un corps, par exemple monastique, pour faire régner l’ordre. Si la discipline paraît donc s’opposer au dressage, c’est simplement lié à la « mutation du régime punitif » à l’âge classique (Surveiller et punir, p.141) qui, désormais, redresse et corrige l’âme plutôt qu’elle ne punit le corps (p.22) : le corps supplicié des condamnés exécutés cède la place au corps discipliné des prisonniers.

Reste que Foucault va tempérer son diagnostic nietzschéen d’une double manière. Premièrement, il va compléter son diagnostic du présent en montrant comment le gouvernement libéral des vivants adjoint au système disciplinaire, c’est-à-dire à la discipline brutale des corps, des dispositifs régulateurs qui contrôlent de manière plus douce et insidieuse le comportement des vivants : c’est précisément ce qu’il appelle la biopolitique. Deuxièmement, la problématisation éthique des techniques de soi, en particulier chez les Grecs, l’amène à ne plus envisager la conformation culturelle des comportements (sexuels) sous l’angle du dressage spirituel. Cela provoque un retournement paradoxal du jugement : du fait de la continuité relative entre les Grecs et les Chrétiens, la psychanalyse semble plus durement jugée que l’aveu. C’est tout le problème : la distinction introduite par Foucault entre techniques de soi que les individus s’imposent à eux-mêmes et techniques de domination pour contrôler la conduite des individus en leur imposant des objectifs (Dits et écrits, 1981, p.989-990) n’est-elle pas fictive ?

I. Techniques de domination des individus dans la société disciplinaires

II. Techniques de gouvernement des masses humaines: régulation biopolitique des populations dans la société libérale

III. Techniques de soi dans la société grecque, romaine et chrétienne
I.
Techniques de domination des individus
dans la société disciplinaire

Toute société implique un régime pénal pour les infractions, plus ou moins graves, au code social et/ou moral. Chez les Iroquois, par exemple, qui ne connaissaient pas d’autre sanction pour punir un enfant que de lui jeter de l’eau à la figure[1], il n’y avait pas de code criminel à proprement parler, du fait même que seuls quatre délits étaient sanctionnés : la peine de mort pour les sorciers ; le fouet pour les femmes adultères ; la mort pour un meurtre, du moins s’il n’était pas pardonné par les parents de la victime en réponse à la demande du meurtrier ; enfin, le déshonneur pour les vols[2].

Dans ces conditions, il est difficile de parler d’une société punitive qui imposerait son régime disciplinaire à travers des techniques de domination des individus. C’est en revanche le cas pour la société française du 19e siècle dont Foucault entend étudier les institutions pénales et, plus généralement, les contrôles sociaux et les systèmes punitifs. La méthode consiste à en faire la genèse, en s’appuyant sur la problématique du rapport entre pouvoir et savoir qui lui permet de repérer les formes fondamentales du pouvoir-savoir dont il retrace la formation historique en trois temps : la mesure, comme forme de pouvoir-savoir liée à la constitution de la cité grecque [cours de 1971 sur La volonté de savoir], est le moyen de rétablir l’ordre, juste ; l’enquête, comme forme de pouvoir-savoir qui se développe au cours du Moyen Âge en relation avec la formation de l’État médiéval (cours de 1972 sur Les théories et institutions pénales), permet d’établir les faits et les droits ; enfin, « l’examen comme forme de pouvoir-savoir lié aux systèmes de contrôle, d’exclusion et de punition propres aux sociétés industrielles » [cours de 1973 sur La société punitive][3]. Ce qui ne signifie pas que la mesure et l’enquête appartiennent au passé : le système inquisitorial est « une des matrices juridico-politiques les plus importantes de notre savoir » en raison du fait que notre civilisation inquisitoriale pratique depuis des siècles maintenant la production du savoir, tout en en ayant modifié la modalité en passant de l’Inquisition à l’enquête[4]. Mais la France du 17e siècle voit apparaître « de nouvelles formes de contrôles sociaux » : « la pratique massive de l’enfermement, le développement de l’appareil policier et la surveillance des populations préparent la constitution d’un nouveau type de pouvoir-savoir », l’examen[5]. C’est cette société punitive que Foucault se propose d’étudier l’année suivante dans un cours qui prépare la publication de Surveiller et punir (1975).

De La société punitive (cours de 1972-1973) à Surveiller et punir (1975)

Dans le régime pénal de l’âge classique, quatre formes de tactique punitive s’entremêlent dans une sorte d’éclectisme, puisque chacune des formes a été privilégiée à un moment de son histoire par un type de société : exiler-expulser en confisquant les biens, dans les sociétés à bannissement comme la société grecque [ostracisme chez les Grecs] ; faire payer les dommages occasionnés dans les sociétés à rachat, comme dans les sociétés germaniques [*et traditionnelles en général] ; marquer ou amputer le corps dans les sociétés à marquage, comme au Moyen-Âge européen [et* dans les sociétés primitives] ; enfermer comme dans notre société depuis la fin du 18e siècle ( ?)[6]. Dans le résumé du cours du moins[7], Foucault ne mentionne pas à cet endroit la peine capitale, dans la mesure où la réflexion du cours de 1973 sur la société punitive se focalise sur la transformation en cours à l’âge classique, à savoir : la substitution de la prison, comme mode privilégié de sanction, au supplice[8] qui se produit entre 1760 et 1840[9] ; au niveau de l’économie du châtiment, la prison qui est censée dresser et redresser se substitue au supplice qui marque les corps[10]. Or*ce changement de technique et de finalité marquerait un véritable changement de société : Foucault retrace ainsi la naissance de la nouvelle société punitive, c’est à dire fait la genèse de la société disciplinaire en rendant compte du processus global qu’il engendre. Pourquoi le changement de régime punitif engage-t-il toute la société ?

À travers la mise en place du dispositif disciplinaire qui impose son pouvoir normalisateur, la société devient une machinerie à socialiser de force les indisciplinés pour en faire des disciples dociles. Toutes les techniques qui font fonctionner la machine disciplinaire participent donc à la production d’une nouvelle société. Comme ce processus social échappe à l’emprise des individus, il manifeste la montée en puissance de la technique disciplinaire comme procédure de domination des individus. Quels sont les facteurs à l’origine de cette innovation punitive ?

Cette transformation sociétale n’est pas d’origine morale[11] ou juridique : ce n’est pas le résultat des théories pénales que le réformisme éclairé a pu élaborer au cours de la seconde moitié du 18e siècle[12] ; il s’agit bien plus tôtd’un changement d’ordre technique dans la manière de dominer les individus et de cont-rôler en particulier les classes dangereuses.

La technique punitive de la prison n’a de sens qu’en fonction d’une fin qui n’allait pas de soi au moment où les juristes discutaient du caractère pénal de l’emprisonnement : aux 17e et 18e siècles, l’emprisonnement pratiqué avait une double forme : l’enfermement-gage pour s’assurer d’une personne, endettée ou jugée dangereuse par le pouvoir ; et surtout l’enfermement-substitut à cause d’une faute morale, par exemple pour une femme se retirant dans un couvent. Or cet enfermement n’était pas considéré comme une peine, mais plutôt comme une punition, dont la fin hypothétique était de corriger l’individu[13]. « Punition plutôt qu’une peine » : quelle différence ?

Comme il s’agit dans les deux cas d’un châtiment douloureux infligé (tout d’abord à un serviteur : =poenas), la différence n’est pas tant à chercher du côté de l’étymologie que dans la connotation morale et même pédagogique du terme punition, par contraste avec la douleur infligée au corps par le supplice. En grec, poinè signifie l’expiation d’un meurtre qui peut passer par un acte de vengeance ou par le paiement d’une rançon à titre de compensation : il s’agit de rendre un coup ou d’accepter une contrepartie ; il ne s’agit en aucun cas de corriger le fautif pour qu’il agisse mieux à l’avenir. Or c’est précisément cette finalité qui va désormais être poursuivie par le régime punitif.

C’est ce que Foucault veut montrer : en quelques décennies, « la prison est devenue la forme générale de la pénalité[14] » ; le régime pénal change de modalité privilégiée en imposant l’incarcération en lieu et place du supplice (par exemple dans le code criminel autrichien rédigé sous Joseph II). Mais Foucault entend surtout pointer le caractère énigmatique de l’organisation d’une pénalité d’enfermement[15], de façon à nous libérer de l’impression rétrospective que la prison avait de prime abord la fonction de permettre au prisonnier de s’amender : même au début du 19e siècle, « la prison, lieu d’amendement, est une réinterprétation d’une pratique de l’emprisonnement qui s’était répandue de fait dans les années précédentes.[16] » Aucun des réformateurs du droit pénal de la seconde moitié du 18e siècle ne voit dans la prison une peine universelle ou même majeure : partant du principe général que le criminel est un ennemi de la société[17], les réformateurs à partir de Beccaria cherchent à protéger ou à défendre la société de manière efficace, en infligeant une peine proportionnée au tort causé à la société ; sur cette base, ils en déduisent plusieurs modèles punitifs : l’infamie comme pression exercée par l’opinion publique, le talion, la mise en esclavage au service de la société ; mais aucun ne permet de justifier « l’universalisation de la prison comme forme générale du châtiment[18] ». Cette nouvelle manière de punir fait même bien plutôt alors l’objet de virulentes critiques [qui d’ailleurs n’ont pas cessé jusqu’à présent : l’impossibilité de contrôler l’application des peines dans la prison [*d’où l’instauration d’un pouvoir disciplinaire autonome qui décide de son application au sein de la prison] ; la prison comme école du crime et comme lieu de solidarité entre criminels et délinquants ; la prison comme hébergement gratuit préférable à la condition ouvrière. Quelle est donc l’intérêt fonctionnel d’instituer ce nouveau régime punitif ?

Pour éclairer la fonction que la prison assume au 19e siècle, Foucault repère trois caractères distinctifs qui permettent de cerner le rôle joué par l’enfermement aux 17e et 18e siècles (par contraste avec le supplice) : l’isolement spatial ou exclusion des mendiants et des vagabonds ; la sanction des conduites individuelles qui sont réputés dangereuses ou infâmes, « alors que la pénalité punit l’infraction, l’enfermement sanctionne le désordre » ; l’instrument du pouvoir royal, comme les lettres de cachet qui peuvent être sollicitées par les familles, c’est à dire monter de bas en haut[19]. De ce point de vue, il existe au sein même de la société des institutions parapénales, indépendantes de l’appareil d’État, comme les sociétés anglaises de la première moitié du 18e siècle qui ont des pratiques similaires vis-à-vis de leurs propres membres : dénoncer, exclure, sanctionner pour des écarts de conduite, des refus de travailler ou des désordres quotidiens, sur une base rigoriste[20] ou puritaine ; reste que l’objectif est en fait d’échapper au pouvoir répressif de l’appareil d’État. Mais Foucault note qu’à la fin du 18e siècle, au moment des grands mouvements populaires contemporains de la Révolution française comme les Goldon Riots, de nouvelles sociétés de moralisation, plus aristocratiques et parfois militarisées, apparaissent en Angleterre qui interpellent le pouvoir royal pour mettre en place une nouvelle législation et organiser la police de façon à prévenir ou réprimer de tels mouvements populaires : les groupes populaires d’autodéfense contre la loi cèdent la place à des groupes de surveillance, pour partie paramilitaires, au service des classes dominantes qui en appellent à l’État pour faire régner l’ordre[21]. En France, le dispositif punitif de la lettre de cachet à la disposition de l’arbitraire royal est sollicité « par en bas » par des groupes familiaux, religieux, etc. pour punir des conduites immorales (adultère, débauche, ivresse, etc.), irréligieuses ou contestatrices (conflits du travail) : il s’agit de corriger en punissant par l’enfermement[22]. Autrement dit*, la société change avant l’État qui est mobilisé par la société (dominante) en vue de la surveillance des classes dangereuses. Cette demande d’ordre est indissociable du changement de mode de production, depuis la propriété foncière de biens immeubles au fondement de la production agricole dans la société encore féodale à la propriété de biens meubles, comme les marchandises à produire et à stocker avant de les vendre, sans lesquels le capitalisme commercial et bientôt industriel ne pourrait fonctionner ; il s’agit dorénavant de protéger la propriété privée (par exemple des marchandises sur le port ou du bois dans les forêts, etc.). L’institution d’un nouveau régime punitif n’a fait que s’adapter à ces exigences des classes dominantes que la propriété privée des biens soit respectée, de sorte qu’on assiste à ce paradoxe que l’adoucissement des peines va de pair avec la multiplication des délits et l’aggravation des punitions pour des illégalismes jusqu’alors tolérés :

« Ce qui a transformé la pénalité au tournant du siècle, c’est l’ajustement du système judiciaire à un mécanisme de surveillance et de contrôle ; c’est leur intégration commune dans un appareil d’état centralisé ; mais c’est aussi la mise en place et le développement de toute une série d’institutions (parapénales et quelquefois non pénales) qui servent de point d’appui, de position avancée ou de forme réduite à l’appareil principal. Un système général de surveillance-enfermement pénètre toute l’épaisseur de la société, prenant des formes qui vont des grandes prisons construites sur le modèle du Panopticon jusqu’au sociétés de patronage et qui trouvent leurs points d’application non seulement chez les délinquants, mais chez les enfants abandonnés, les orphelins, les apprentis, les lycéens, les ouvriers, etc.[23] »

C’est ce qui amène Foucault affirmer que « Le 19e siècle a fondé l’âge du panoptisme » en corrélation avec les besoins de l’appareil de production capitaliste. C’est que le développement de l’industrie provoque l’apparition de nouvelles formes de contrôle social qui visent à prévenir de nouvelles formes de pratiques relevant de l’illégalisme (marginalité tout autant que délinquance ou vagabondage) : les conditions de travail déplorables ayant pour conséquence des conduites comme l’absentéisme, les ruptures de contrat, les migrations et la vie dite irrégulière, il faut pour fixer les ouvriers à l’appareil de production, créer de nouveaux délits (interdiction de jouer à la loterie, etc.) et prendre de nouvelles mesures à fonction stabilisatrice (obligation du livret, encouragement du mariage, caisse d’épargne en cas de chômage, etc.) qui « cherchent à assurer un dressage du comportement », non seulement par la menace légale de sanctions pénales, mais également par le moyen « d’organismes de contrôle ou de pression (associations philanthropiques, patronages) »[24] dont l’objectif est la moralisation ouvrière contre la dissipation, la délinquance et la marginalité. Or – c’est la conclusion tirée par Foucault –cet objectif ne peut être atteint qu’à travers la surveillance (2) des corps (1) comme milieu et dénominateur commun de ces différentes techniques pour exercer le pouvoir sur les corps[25].

De ce point de vue, si l’armée est la matrice de l’expérimentation, le modèle originaire étant plutôt la vie monacale, pour sa part la prison constitue « un laboratoire de pouvoir[26] » qui permet d’expérimenter en toute liberté le dispositif disciplinaire qui se met en place dans tout le corps social. La thèse critique de Foucault (3) à propos de la prison, c’est que la prison ne corrige pas effectivement, mais produit en quelque sorte la délinquance en constituant peu à peu une population marginalisée, et ce d’une triple manière : en transformant l’infracteur en délinquant ; en intégrant les délinquants dans un réseau de surveillance de l’illégalisme ; en canalisant les infractions des délinquants vers les populations à surveiller[27]. C’est la thèse sur la prison que Foucault soutient dans la 4e partie de Surveiller et punir (IV) après avoir constaté le bouleversement du régime punitif, qui consiste à passer du supplice (partie I) à la punition de l’enfermement comme solution généralisée (partie II), puis avoir interprété ce passage comme étant à l’origine de la société disciplinaire (partie III).

*

*La société punitive est devenue une société disciplinaire qui surveille de manière préventive et contrôle de manière régulative tout autant qu’elle dresse et redresse de manière brutale. C’est tout un programme de société qui est en jeu. Tout un quadrillage de la société s’est mis en place qui dépasse très largement le cadre restreint de la prison : par contraste, le contrôle archaïque du travail et des comportements était à la fois plus brutal et moins serré que le contrôle plus quadrillé et raffiné des sociétés modernes industrialisées[28] qui accordent un statut spécial à l’anormal[29], c’est à dire à ce qui est hors norme.

Dans son cours de 1975 sur Les anormaux, Foucault repère trois types d’anormaux : le monstre humain, dont la monstruosité biologique fait juridiquement problème ; l’incorrigible (les handicapés, retardés, nerveux, déséquilibrés), qu’il faut enfermer ; l’onaniste, qui se trouve au centre de tout un quadrillage discursif du désir sexuel[30]. La prise en charge technico-institutionnelle de ces anormaux met en place des structures d’accueil qui sont tout autant d’instruments « pour la “défense” de la société »[31]. Or Foucault constate que ces institutions de redressement des incorrigibles sont contemporaines « des techniques de discipline » qui sont mises en place au 17e et au 18e siècle dans l’armée, dans les écoles, dans les ateliers, avant de l’être au siècle suivant dans les familles : tout un ensemble de techniques et de procédés qui ont pour objectif de dresser ou de redresser, et de corriger les incorrigibles, se substitue à la souveraineté de la loi[32]. Or ces procédures de dressage du comportement portent sur le corps[33].

À l’âge classique, l’ensemble des établissements au potentiel répressif forme un système cohérent de dispositifs normatifs d’enchaînement des esprits et d’enfermement des corps à la maison, à l’école, à l’atelier ou à l’usine, dans une caserne et, c’est selon, à l’hôpital ou en prison[34]. La conjonction moderne entre maison, école et usine pour les normaux, celle entre hôpital et prison pour les anormaux, assure le quadrillage systématique de la population par une société disciplinaire qui dispose de multiples appareils de contrôle : le dispositif de tri entre normaux et anormaux est une innovation des sociétés industrialisées, qui raffine l’appareil punitif par des procédures de normalisation et de mise en discipline[35] des observations sous forme de savoirs (ce sont les sciences humaines) ; le contrôle permis par le dispositif punitif d’exclusion est ainsi intensifié par un dispositif d’observation des comportements en prison ou à l’hôpital qui trouve son pendant à l’usine, à l’école et même à la maison où se poursuit la chasse aux attitudes déviantes ; le contrôle par oppression et répression est parachevé par la mise en place d’un contrôle par stimulation[36] ; l’ensemble de ces dispositifs d’exercice du pouvoir de contrôler la vie normale des sujets et la vie pathologique des patients fait l’objet d’un savoir disciplinaire au service de ce pouvoir coercitif ; la production de ce savoir normatif est elle-même soumise à des procédures internes d’autocontrôle et d’autocensure[37] qui soumettent le pouvoir universitaire aux exigences de la société disciplinaire. L’autodiscipline exerçant l’oppression de l’intérieur conforte la discipline imposée de l’extérieur par les appareils de répression : la fonction de tous ces dispositifs de normalisation qui opèrent, en contrepoint des dispositifs de punition, pour assurer la socialisation des individus sociaux, c’est précisément de susciter l’intériorisation de la norme oppressive pour mieux dissimuler la répression effective. Le pouvoir coercitif ne cesse pas pour autant de s’exercer sur la société de haut en bas, à travers les dispositifs juridiques de l’interdit légal et de la sanction punitive, mais l’efficacité de la domination verticale est renforcée par ces nouvelles formes de contrôle latéral des comportements que permettent les dispositifs de normalisation en développant les contrôles sociaux qui s’insinuent même au sein des cellules familiales.

Surveiller et punir analyse en ce sens le dispositif disciplinaire de la prison. Ce n’est pas l’exercice brutal de la souveraineté[38], mais la discipline qui permet le contrôle politique et social des individus[39]. Foucault retrace « la mise au point, du xvie au xixe siècle de tout un ensemble de procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les individus et les rendre à la fois “dociles et utiles” »[40]. Loin d’être réservées à la prison et à la caserne, ces technologies disciplinaires sont tout autant actives à l’usine qu’à l’hôpital (psychiatrique) et à l’école[41] : « l’école tend à constituer de minuscules observatoires sociaux pour pénétrer jusque chez les adultes et exercer sur eux un contrôle régulier[42] ». Cela donne toute son importance au Penitentiary Panopticon de Bentham (1791) que Foucault considère comme un « modèle généralisable »[43] qui énonce « la formule abstraite »[44] d’une « société disciplinaire » en formation[45], « un peu comme si Bentham avait été le Fourier d’une société policière, dont le Phalanstère aurait eu la forme du Panopticon »[46] : à ses yeux, le Panopticon « fonctionne comme une sorte de laboratoire du pouvoir » qui expérimente sur les hommes[47] des techniques disciplinaires[48]. C’est en effet la « figure architecturale » de la composition[49] de deux formes de pouvoir : le pouvoir de l’exclusion par l’enfermement dans des lieux clos, dont la lèpre manifeste « le modèle et comme la forme générale du Grand Renfermement » ; le pouvoir du « quadrillage disciplinaire » et de la surveillance inquisitoire[50], dont le quadrillage[51] analytique[52] de la cité pestiférée fournit le modèle[53]. Foucault voit dans ces formes qui se rejoignent dans le Panopticon de Bentham l’expression d’un « rêve politique » différent : une communauté épurée par l’expulsion du mal ; une société parfaitement disciplinée[54]. Le rêve, ce serait de parvenir à se subordonner toutes les forces (adverses) en les (re)dressant à la verticale, c’est-à-dire en les (dés)intégrant de force, par la force contraignante des disciplines, dans des réseaux organisés de manière hiérarchique autour d’un pouvoir central qui ne tolère aucune liaison transversale[55]. La société policière et disciplinaire se constitue par ce procédé de continue (dés)intégration des petites cellules de pouvoir que sont les micro-pyramides disciplinaires[56] dans la macro-pyramide du Pouvoir. Loin de s’opposer[57], la « modalité panoptique du pouvoir » et les « grandes structures juridico-politiques »[58] de la société moderne seraient ainsi intriquées dans un dispositif pyramidal de domination qui combine les dispositifs d’inclusion despotique et d’exclusion tyrannique des groupes dominés.

Ces dispositifs de normalisation font toute l’ambiguïté du contrôle (anti)social qui peut désormais passer pour une simple régulation équivalant à une orientation en douceur des comportements.

[1] Lewis H. Morgan, League of the Ho-de’-no-sau-nee or Iroquois (1851), New York, 1904, p. 286.

[2] Ibid., p. 321-324.

[3] Michel Foucault, Résumé des cours (1970-1982), Conférences, essais et leçons du Collège de France & Julliard, 1989, p. 20 (cours de 1971-1972 sur les « Théories et institutions pénales »). Cf. « La vérité et les formes juridiques » (mai 1973), Dits et écrits, Gallimard, coll. « Quarto », vol. I, p. 1409-1410 & p. 1439-1456 pour les formes passées d’enquête (III) vs p. 1462-1473 pour les formes modernes de l’examen (IV).

[4] Ibid., Résumé du cours de 1971-1972, p. 23.

[5] Ibid., Résumé du cours de 1971-1972, p. 23-24.

[6] Résumé du cours de 1972-73 sur « La société punitive », p. 29-30. Ce passage résume le cours du 3 janvier 1973 : Michel Foucault, La société punitive, cours au Collège de France, 1972-1973, EHESS & Gallimard & Seuil, p. 8-14.

[7] Le cours évoque la mise à mort de Damien (p. 12) dont la description ouvre Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 9-11. Au début du 5e chapitre de La volonté de savoir, il sera question de la peine de mort : Michel Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 177-179.

[8] Résumé du cours de 1972-73 sur « La société punitive », p. 30-31.

[9] Ibid., p. 47.

[10] Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 13 vs p. 48.

[11] Ibid., p. 47.

[12] Ibid., p. 36.

[13] Résumé du cours de 1972-73 sur la société punitive, p. 30-31.

[14] Ibid., p. 31.

[15] Ibid., p. 32.

[16] Ibid., p. 40.

[17] Ibid., p. 36.

[18] Ibid., p. 37-39.

[19] Ibid., p. 41-42. Cf. « La vérité et les formes juridiques » (mai 1973), Dits et écrits, vol. I, p. 1469-1470 (IV).

[20] Ibid., p. 43. Cf. « La vérité et les formes juridiques » (mai 1973), Dits et écrits, vol. I, p. 1464-1467 (IV).

[21] Cf. « La vérité et les formes juridiques » (mai 1973), Dits et écrits, vol. I, p. 1464-1467 (IV).

[22] Ibid., vol. I, p. 1470-1471.

[23] Résumé du cours de 1972-73 sur la société punitive, p. 43.

[24] Ibid., p. 44-47. Cf. « La vérité et les formes juridiques » (mai 1973), Dits et écrits, vol. I, p. 1472-1473 (IV).

[25] Ibid., p. 48-49.

[26] Surveiller et punir, p. 206.

[27] Résumé du cours de 1972-73 sur la société punitive, p. 50-51. Voir la 4e partie de Surveiller et punir, p. 255-260.

[28] Résumé du cours de 1972-73 sur la société punitive, p. 45-49.

[29] Résumé du cours de 1974-75 sur « Les anormaux », p. 74.

[30] Ibid., p. 76-77.

[31] Ibid., p. 80.

[32] Ibid., p. 75-76.

[33] Résumé du cours de 1972-73 sur la société punitive, p. 48.

[34] Foucault, « Pouvoir et corps » (juin 1975), Dits et écrits, vol. I, p. 1624.

[35] Ibid., p. 1627.

[36] Ibid., p. 1623.

[37] Dans L’ordre du discours, Foucault explique qu’il existe des procédures de contrôle s’exerçant de l’extérieur pour exclure l’interdit, c’est à dire la parole interdite (p. 21), le fou et le faux, et des procédures internes d’auto-contrôle du discours (p. 23) dans les sciences et les disciplines, c’est à dire une police discursive  (p. 31) : « la discipline est un principe de contrôle de la production du discours » (p. 37).

[38] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, cf. p. 219.

[39] Ibid., p. 222.

[40] Voir la quatrième de couverture.

[41] Ibid., p. 229, cf. p. 216 vs p. 213.

[42] Ibid., p. 213.

[43] Ibid., p. 206.

[44] Ibid., p. 226.

[45] Ibid., p. 217.

[46] Ibid., p. 226.

[47] Ibid., p. 206.

[48] Ibid., p. 207.

[49] Ibid., p. 201.

[50] Ibid., cf. p. 226-228.

[51] Ibid., p. 200.

[52] Ibid., p. 223.

[53] Ibid., p. 199.

[54] Ibid., p. 200.

[55] Ibid., p. 221.

[56] Ibid., p. 223.

[57] Ibid., cf. p. 224.

[58] Ibid., p. 223.