Hobbes

Violence (et force) chez Hobbes (2)
de la violence naturelle à la violence institutionnelle

2.
Violences despotiques du Pouvoir absolu

La prise de pouvoir par la violence armée de la conquête – dans les termes de Hobbes, « Dominion acquired by Conquest, or Victory in war »[1] – donne de facto au Conquérant le droit et le pouvoir de taxer et de juger les groupes soumis et désarmés d’une manière contraignante qui doit en principe rester brutale sans devenir violente. Car la conquête d’un territoire une fois opérée et les gens dépossédés de leurs armes, la pacification prend un tout autre sens : il s’agit désormais de protéger une population désarmée contre les exactions et les violences en tout genre perpétrées par les gens armés, qu’il s’agisse de troupes régulières de soldats ou irrégulières de mercenaires désœuvrés ou encore de bandits sévissant dans un pays, sans que pour autant le petit peuple ne soit protégé contre son protecteur et ses gens d’armes. Telle est la situation des gens désarmés qui sont, à l’époque médiévale, statutairement tributaires de leur protecteur, seigneurial ou royal. Présenté à partir de la prémisse de l’individualisme méthodologique, c’est le dilemme de l’individu livré à ses propres forces que le Léviathan de Hobbes tranche en faveur du Lord Protector :

soit souffrir les violences de la guerre de tous contre tous sous la figure des désordres des rébellions ou des guerres ‟privées” entre gens armés ;
soit se soumettre aux violences éventuelles d’un pouvoir (potestas vs Gewalt) potentiellement despotique, voire tyrannique, de façon à jouir de la paix civile assurée par l’ordre public.

Ayant admis que la violence grève la force comme moyen de parvenir à ses fins (pro vi et violentia), Hobbes n’articule pas une théorie critique de la violence, même s’il en discerne les différentes manifestations à travers une théorie critique des pathologies mortifères pour la res publica.

2.1
Violences intrasociales :
crimes ; guerres privées ; rébellions ou guerres civiles

Sa description des collectivités subordonnées au sein du corps politique de l’État permet de discerner différents types de coalitions ou regroupements illégaux (unlawful Systems) qui menacent la paix et la sécurité des gens (peace and safety of the people) : d’abord, les corporations illégales organisées, comme les associations de malfaiteurs (compagnies pour voler, mendier, etc.) ; ensuite, les ligues illicites sans organisation, comme les factions clientélistes, par exemple, de familles hostiles entre elles ayant des forces armées privées pour s’agresser mutuellement (families in continual hostility invaded one another with private force – c’est le cas des guerres privées) ou encore les conspirations pour prendre le pouvoir en matière religieuse (papistes vs protestants) ou en matière civile (patriciens vs plébéiens à Rome) ; enfin, les attroupements tumultueux pour s’imposer par la force du nombre, comme les séditions [chap. 23]. Comparant ces coalitions illégales à des tumeurs, des excès de bile ou des abcès de pus qui résultent de l’afflux non naturel d’humeurs pernicieuses en conflit au sein du corps politique, Hobbes précise ultérieurement son diagnostic de ces maladies intestines (internal diseases) qui affaiblissent le corps politique au point de finir par le dissoudre, la mort du corps politique étant causée par la défaite de ses forces face à l’ennemi victorieux dans une guerre étrangère ou intestine, en raison, respectivement, de la violence extérieure – c’est le cas de l’acquisition du pouvoir souverain par la force d’un coup d’État ou de la conquête par la guerre qui soumet les vaincus [chap. 20] – ou du désordre intérieur (intestine disorder) dont il s’agit de faire l’étiologie en analysant les symptômes de ces diverses pathologies [au chap. 29].

Laissant de côté le cas devenu marginal des guerres privées entre clans familiaux, Hobbes se focalise sur les causes des séditions ou guerres civiles, à savoir : d’une part, l’infirmité congénitale d’un royaume ou d’une république qui ne dispose pas de la force ou du pouvoir nécessaire pour assurer la paix et la défense de l’État contre les interventions étrangères et les rébellions intestines ; d’autre part, la contamination par le poison des doctrines séditieuses à l’origine des querelles intestines qui enveniment l’état du corps politique affecté par la contestation religieuse et/ou par l’agitation incivile au point de provoquer des rébellions.

Premier cas de figure de la dissension théologico-politique, la propagation de croyances superstitieuses à l’origine, par exemple, de la peur des ténèbres ou des fantômes provoque de violentes convulsions comparables à l’épilepsie : engendrant la terreur de châtiments et l’espoir de récompenses, des termes incompréhensibles au fondement des querelles de chapelles prennent possession (de l’esprit) de ces gens, privés de leurs propres sens, dont l’intelligence suffoque sous la pression de ces inepties, avec pour conséquence d’engendrer des dissensions au sein du peuple qui provoquent un tel trouble (de l’ordre public) que la république est accablée par cette oppression, voire jetée dans le brasier d’une guerre civile qui peut la détruire[2]. Tout en mentionnant – parmi d’autres maladies moins graves – les grands accès de fièvre populaire contre les prélèvements fiscaux pourtant nécessaires pour financer l’État, en particulier en vue d’une guerre qui menace – alors même que c’est une des causes principales des émeutes populaires –, Hobbes insiste plutôt comme cause fréquente de rébellions contre la monarchie sur le venin de la tyranno-phobie qu’il compare à la rage en raison du symptôme de l’hydrophobie, le tourment consistant à avoir constamment soif tout en ayant l’eau en horreur : enragés par la propagation des idées démocratiques, les jeunes hommes et les gens déraisonnables en général manifestent leur hostilité envers la monarchie, grognant en montrant les dents, alors qu’ils ont besoin du monarque fort que, pourtant, ils abhorrent dès qu’ils sont gouvernés avec force (strongly)[3].

La théorie critique de la sédition motivée par son expérience personnelle de la Great Rebellion permet à Hobbes de repérer les différentes modalités de la contestation, potentiellement ou effectivement violente, du monopole absolu du Pouvoir et de la violence légitime dont l’État doit disposer selon la doctrine absolutiste.

*
contexte historique des guerres en tous genres

Le Léviathan est truffé d’allusions historiques, par exemple à propos de l’infirmité théologico-politique de l’Angleterre qui remonterait aux concessions, faites aux libertés de l’église romaine, par Guillaume le Conquérant et à celles, faites aux barons, par son fils cadet pour hériter de la Couronne aux dépens de son frère aîné : d’ordre théologico-politique, les premières auraient provoqué le conflit sur les privilèges de l’église catholique entre le roi Henri II Plantagenet et l’archevêque de Canterbury, Thomas Beckett assassiné en 1170 ; d’ordre proprement politique, les secondes favorisent la rébellion, contre le roi Jean sans Terre, des barons soutenus par les Français (à partir de 1216), cette première guerre des barons (1215-1217) intervenant dans le contexte de la Magna carta (1215) que le roi leur avait concédée.

Résumant en dix lignes un siècle et demi d’histoire de l’Angleterre qui mêle guerres de succession, guerres inter-étatiques et rébellions, Hobbes cerne la double souche, théologique et politique, de la Great Rebellion de 1640-1649 qu’il comprend donc comme une guerre civile alimentée par un différend religieux. Tout en défendant, contre les guerres extérieures et intérieures (a warre forraign, or intestine), l’intérêt public – des gens donc (the people) – à la paix civile entre citoyens-sujets et à la paix de l’État qui n’est pas en guerre (Peace, and defense of the Common-wealth)[4], Hobbes n’insiste pas sur les violences et les atrocités des guerres : ni sur le massacre de la Saint-Barthélemy, par exemple, ni sur le sac de Magdebourg en mai 1631 par les troupes catholiques de Tilly, qui ravagent la ville protestante et en massacrent tous les habitants avec pour effet de provoquer le roi de Suède à entrer en lice dans la guerre de Trente Ans (1618-1648) déclenchée par la défenestration de Prague, le 26 mai 1618. Pourtant, cette guerre d’origine confessionnelle avait été marquée par une intensification des violences commises contre les populations civiles, et ce même par rapport à ladite guerre de Cent Ans entre armées royales et ducales (de 1337 à 1453) pendant laquelle des bandes armées enrôlées par les seigneurs dévastent les campagnes après avoir été licenciées, vivant ainsi sur l’habitant et ‟rôtissant” les paysans, comme les Tard-Venus et les Écorcheurs évoqués par Foucault. Aggravant encore prédations et violences, les troupes de mercenaires commandés par des condottieres, des capitaines de bandes armées comme le célèbre Wallenstein qui fut à la tête de 150 000 soldats, ont été engagées contractuellement pour affamer les populations, ruiner le territoire ennemi en le pillant et en le dévastant : cette stratégie du dégast en fait de véritables bandits qui soumettent les gens désarmés à des violences arbitraires et menacent d’incendier leur maison pour leur extorquer une rançon.

Dans L’aventureux Teuton simplicissimus (1668) qui raconte la vie d’un étrange vagabond naïf (paicaro en espagnol) figurant le plus simple des hommes du peuple, Grimmelshausen part de sa propre expérience de la guerre en tant que soldat de l’armée impériale à partir de 1635 pour raconter les horreurs de la guerre subies par le petit peuple, des pillages aux violences les plus cruelles. Dès 1625, constatant les crimes commis sans retenue par les gens armés lors de cette guerre, Grotius s’était attaché à circonscrire Le droit de la guerre et de la paix pour limiter les violences en prohibant des pratiques qui violent le droit divin et qui, à ce titre, devraient inspirer l’horreur même chez les nations les plus barbares, et ce d’autant plus que l’appel aux armes se fait pour des raisons futiles : ce que Kant dénoncera à son tour dans La paix perpétuelle (1795). Hobbes avait lui-même déjà noté les conséquences dévastatrices des querelles futiles à l’origine des guerres inter-étatiques comme de la guerre de tous contre tous.

*

Tout en indiquant en passant les autres occasions de violence, des guerres privées entre familles hostiles aux révoltes antifiscales en passant par le brigandage et les violences (Robbery and Violence)[5], sans en pointer néanmoins la facture différente, Hobbes dégage le fondement anthropologique de toutes ces violences en acte dans la véhémence des passions, les désirs passionnés étant à l’origine des conflits violents entre individus.

2.2
Passions violentes à l’origine des actes de violence

Ce qui rend deux hommes ennemis l’un de l’autre au point de s’efforcer de se détruire ou de se soumettre mutuellement, c’est en principe et en théorie leur désir d’une seule et même chose dont ils ont besoin en général pour leur propre conservation, mais parfois uniquement pour leur agrément (delectation).

Reste que Hobbes reconnaît que l’initiative agressive, en fait, est prise par le Conquérant (the Invader) qui n’a rien à craindre de la force d’un seul individu installé sur la terre qu’il cultive, puisqu’il s’est lui-même uni avec d’autres (prepared with forces united) pour le déposséder de son bien et en jouir à sa place jusqu’à ce qu’un autre agresseur ne l’en dépossède à son tour. S’il est donc raisonnable de se protéger préventivement contre un tel danger en se rendant maître, par la force ou la ruse (by force, or wiles), du plus de gens possibles, c’est bien parce qu’il existe une minorité (some) agressive de gens équipé d’armes, qui éprouvent un malin plaisir à jouir de leur propre pouvoir lors des conquêtes que ces agresseurs, qui empiètent sur le territoire des autres, poursuivent plus loin que ne le requièrent leur sûreté. C’est contre l’invasion guerrière de cette minorité d’hommes, tout naturellement agressifs ou violents, que les gens paisibles sont contraints et forcés de se protéger en établissement un État qui interdit aux sujets d’user de violence les uns contre les autres.

Or l’usage potentiellement violent de la force – et de la ruse comme force de l’esprit – n’est pas injuste dans l’état de guerre (Warre) de tous contre tous : « Where there is no common power, there is no Law: where no Law, no Injustice. Force, and Fraud, are in warre the two cardinall vertues » [6]. C’est pourquoi les trois causes principales de querelle entre les hommes – la rivalité, la défiance et l’orgueil (Superbia) – les poussent à user de violence les uns contre les autres dans l’état potentiel de guerre qu’est l’état pré-étatique de nature :

« La rivalité pousse des hommes à agresser en vue du gain, la défiance en vue de la sûreté ; et l’orgueil en vue de la réputation. La violence est utilisée, dans le premier cas, pour se rendre maître de la personne d’autres hommes, épouses, enfants et de leurs bestiaux, dans le second cas, pour les défendre, et, dans le troisième cas, pour des bagatelles comme un mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de mésestime, soit directement envers leur personne ou bien, par ricochet, envers leur parenté, leurs amis, leur nation, leur profession ou leur nom.[7] »

La conclusion théorique tirée de la mécanique des passions est confirmée par l’expérience qui montre chacun verrouillant sa porte la nuit et s’armant pour voyager. De même, les rois et autres souverains protègent leurs frontières par des garnisons dans des fortifications munies de canons : sans cesse envieux les uns des autres, ils sont en état de guerre potentielle les uns contre les autres et toujours prêts à s’affronter comme des gladiateurs qui se menacent mutuellement en pointant leurs armes de manière menaçante[8]. C’est que la violence est le meilleur moyen pour se défendre contre la violence des autres et pour s’imposer contre ses rivaux, ses adversaires ou ses ennemis. Car c’est la concurrence pour les richesses, les honneurs et les divers pouvoirs, qui pousse aux différends, à l’hostilité (Enmity) et à la guerre : pour satisfaire son désir, le rival (Competitor) tue, subjugue, évince ou repousse l’autre.

Même si le désir de pouvoir est au fondement des autres désirs, les biens ou le savoir étant par exemple une forme de pouvoir[9], ce n’est pas tant le désir en lui-même que le désir d’acquérir sans cesse toujours plus de pouvoir (the perpetual and restless desire of Power after power)[10] qui est à l’origine des conflits potentiellement violents. Car c’est la vigueur et la véhémence des passions extravagantes qui rendent fou et qui, par exemple en excitant démesurément le désir de revanche ou vengeance (Revenge)[11], poussent à commettre des violences contre les autres et même contre soi-même.

Or cet appétit insatiable de pouvoir qui se manifeste, en particulier, à travers le désir de soumettre l’autre et le plaisir de jouir de son propre pouvoir de conquérir (pleasure in contemplating their own power in the acts of conquest) agressivement [chap. 23], s’enracine dans les passions humaines et en particulier dans l’amour de soi (self-love)[12], lui-même passionné ou excessif, que Rousseau préférera appeler l’amour-propre comme Kant à sa suite. La folie que chacun voit chez les autres, c’est l’amour passionné –* ou narcissique – de soi-même, dont la violence peut rendre fou furieux, tant l’image de soi-même (self-conceipt) est à la fois vaniteuse et orgueilleuse (Superbia vs vaine-Glory) :

« La passion, dont la violence ou la persistance provoque la folie, est soit une vaine gloire immense, qui est communément nommée orgueil et vanité [Pride, and self-conceipt], soit une immense dépression de l’esprit [animi demissio].
L’orgueil rend l’homme sujet à la colère, dont l’excès est la folie appelée RAGE et FUREUR. Et c’est ainsi qu’il arrive qu’un désir excessif de revanche, quand il devient habituel, lèse les organes, et devient rage ; qu’un amour excessif, avec de la jalousie, devient également rage ; que l’excessive opinion qu’un homme a de lui-même, à cause de la sagesse, l’instruction, le physique, ou quelque chose de similaire, voire à cause de l’inspiration divine (qu’il croit avoir à tort), devient égarement et frivolité ; la même chose, jointe à l’envie, devient de la rage ; et l’opinion véhémente de la vérité de quelque chose, contredite par autrui, devient de la rage.
La dépression rend l’homme sujet à des craintes sans fondement, laquelle folie est communément appelée mélancolie »[13]. [14]

Tout en décrivant la folie sous les espèces d’une maniaco-dépression, Hobbes diagnostique la pathologie narcissique à l’origine des fou-furieuses violences entre hommes. Possédé par l’idée folle d’être inspiré par l’esprit même du Dieu tout-puissant, l’enthousiaste s’admire lui-même d’être touché par la grâce divine, alors que son inspiration personnelle n’est rien d’autre qu’une opinion humaine qu’il a eu la bonne fortune de découvrir rationnellement et qu’il croit être une vérité originale que les autres auraient méconnue. Loin d’être limité au cas des possédés (spiritati) démoniaques, la folie de se croire inspirée est bien plus commune qu’il n’y paraît. La folie qui rend enragé contre ses propres amis un individu aveuglé par son extravagante passion est la même (the same) que celle qui pousse une foule enragée à vociférer, combattre et même tuer ses protecteurs, alors qu’ils avaient assuré contre tout tort (injury) la sécurité de cette multitude de gens pendant toute leur vie : la clameur séditieuse d’une nation agitée provient en effet des passions singulières des gens qui, imbus de leur propre opinion séditieuse, conspirent à présent ensemble contre leurs protecteurs[15].

C’est bien parce qu’ils ont une très haute opinion d’eux-mêmes et de leurs propres opinions que les gens se plaignent de tous les régimes, monarchiques ou démocratiques, et en particulier des impôts à payer : un petit paiement passe pour une grande injustice et un grave grief (grievance) à cause des verres déformant dans le sens de l’exagération dont tous les hommes sont pourvus par nature, à savoir « leurs passions et amour de soi » (self-love). C’est ce qui rend leur condition de sujets misérable à leurs yeux, soumis qu’ils sont à leurs odieuses envies et à leurs passions déréglées qui les rendent incapables de prévoir, grâce à la raison prospective, toutes les misères consécutives à l’absence de république et de Trésor, lequel est nécessaire en vue d’une guerre toujours possible contre leurs ennemis.

Compte tenu de ces « misères et des affreuses calamités qui accompagnent une guerre civile » (c’est la condition européenne des sociétés à États) ou bien qui résultent de la condition déréglée des gens sans roi, ni loi – c’est la manière, brute et brutale (brutish), de vivre sans gouvernement des Sauvages d’Amérique[16] –, il faut précisément « la soumission aux lois et un pouvoir coercitif pour entraver rapine et vengeance »[17].

2.3
Violences du pouvoir d’État

Témoin de son temps et, à ce titre, témoin de la séquence historique de l’absolutisme (avorté en Angleterre) qui prépare la captation étatique du monopole de la violence légitime, Hobbes illustre parfaitement la transmutation, pointée par Foucault, des violences privées en crimes publics contre le Souverain : si les personnes privées peuvent bien effacer les dettes des autres et donc leur pardonner (to remit), elles ne peuvent en faire de même avec les vols et autres violences dont elles ont subi le dommage, car « vol et violence sont des torts commis à l’endroit de la personne de la république »[18]. Une fois l’État institué, toute violence devient illicite dès lors qu’elle n’est pas commandée, ou permise, par et pour le souverain : la violence est, en ce sens, abus de la force dont un sujet use contre un autre, sans y être autorisé par les lois ou les décrets du souverain qui, pour sa part, fait usage de son pouvoir absolu et accomplit par là même son devoir non seulement en châtiant les crimes et les délits [chap. 28], mais encore en commettant des iniquités (au niveau moral) parfaitement justes (au niveau juridique), par exemple en faisant tuer un sujet innocent comme le roi David le fit aux dépens d’Urie[19] le hittite, mari de Bethsabée enceinte du roi [2 Samuel XI].

Pour Hobbes, le souverain a tous les droits (plenitudo potestatis) et donc il a parfaitement le droit d’user, à son bon gré, de la force potentiellement violente du pouvoir absolu dont il dispose, vu que ce pouvoir souverain sur la vie, la liberté et les biens de ses sujets lui a été confié ou concédé par les sujets eux-mêmes, soit à travers un pacte (spontané) – c’est le cas (fictif s’il en faut au regard de la doctrine absolutiste) de la République instituée politiquement[20] à partir d’une convention (Covenant) passée entre les hommes [chap. 18] –, soit du fait de la soumission au maître (a Lord, or Master) victorieux à la guerre – c’est le cas (bien plus effectif) de la république acquise despotiquement par la conquête victorieuse d’un domaine (Dominion) sur lequel le maître peut exercer sa domination [chap. 20] – : comme les sujets se soumettent dans les deux cas par peur et donc par intérêt, les droits et les conséquences de la souveraineté par acquisition sont très exactement les mêmes (the very same), et pour les mêmes raisons, que ceux résultant de la domination, paternelle ou despotique[21] (ces deux cas de figure revenant d’ailleurs au même).

Le souverain étant, dans l’état de nature, en guerre potentielle non seulement avec les autres souverains, mais également avec ses sujets, vu qu’il n’est engagé par aucun contrat envers eux, puisqu’il use du droit naturel que les sujets lui ont concédé en raisonnant indissociablement à propos de l’intérêt public et de son propre intérêt, Foucault a doublement tort de prétendre que Hobbes a voulu éliminer la guerre (comme réalité historique de la conquête anglaise) de la genèse de la souveraineté[22] : la guerre est immanente au système de domination comme potentialité même de l’exercice du pouvoir (c’est la potentia de la potestas) qui, pour faire respecter son autorité, menace d’utiliser, ou utilise effectivement, la force potentiellement violente de son armée (Militia)[23] symbolisée par le glaive public (publique Sword)[24]– c’est le bras armé ou la main droite du pouvoir temporel de l’État –, tout en brandissant le symbole du pouvoir spirituel, la crosse épiscopale – tenue par le bras gauche du souverain sur le frontispice du Léviathan –, laquelle assure la domination des esprits dans une République ecclésiastique et civile, en contrepoint de la censure des doctrines séditieuses [chap. 29].

Dans la version qu’en donne Hobbes au xviie siècle, ce sont les deux pans du monopole étatique de la violence physique et symbolique légitime. L’amendement de Bourdieu à la formule de Weber invite à considérer la violence symbolique inhérente au système de domination qui contraint les sujets à reconnaître, tout en la méconnaissant, la légitimité de leur propre assujettissement : ce qui fait écho, chez Hobbes, au chantage par la peur qui extorque aux sujets le consentement à leur propre domination. Car, n’en déplaise à Foucault, il s’agit bien d’un système de domination des sujets apeurés et infantilisés par le maître, le Lord Protector, qui les contraint à obéir par la peur ou la persuasion sans avoir, la plupart du temps, à user de force et/ou de violence (pro vi et violencia) pour s’imposer.

*
Notes

[1] Leviathan, chap. XX, p. 255.
[2] Chap. 29, p. 371-372 ; trad. fr. p. 351-352.
[3] Chap. 29, p. 369-370 ; trad. fr. p. 348-349.
[4] Chap. 29, p. 363 ; trad. fr. p. 343.
[5] Chap. 10, p. 150 ; trad. fr. p. 207.
[6] Chap. 13, p. 188 ; trad. fr. p. 126.
[7] Chap. 13, p. 185 ; trad. fr. p. 123-124.
[8] Chap. 13, p. 186-187 ; trad. fr. p. 125-126.
[9] Chap. 8, p. 139 ; trad. fr. p. 69.
[10] Chap. 11, p. 161 vs lat. p. 50 ; trad. fr. p. 96.
[11] Chap. 8, p. 139-140 ; trad. fr. p. 70.
[12] Chap. 18, p. 239 ; trad. fr. p. 191.
[13] Chap. 8, p. 140 ; trad. fr. p. 70.

[14] Chap. 8, p. 139-140 vs lat. p. 37-38 ; trad. fr. p. 69-70. Si les deux versions du texte usent de l’italique, l’anglais met en majuscule les termes définis par Hobbes. Ma traduction rétablit les mots en majuscule et introduit parfois la version latine, en s’aidant des notes de Fr. Tricaud et en s’inspirant librement de sa traduction et de celle de Philippe Folliot (disponible en ligne).

[15] Chap. 8, p. 141 ; trad. fr. p. 71.
[16] Cf. chap. 13, p. 187 ; trad. fr. p. 125.
[17] Chap. 18, p. 238-239 ; trad. fr. p. 190-191.
[18] Chap. 15, p. 207 ; trad. fr. p. 150.
[19] Chap. 21, p. 265 ; trad. fr. p. 225.
[20] Chap. 17, p. 228 ; ; trad. fr. p. 178.
[21] Chap. 20, p. 256 ; trad. fr. p. 214.

[22] Cf. Michel Foucault, « Il faut défendre la société » (cours au Collège de France 1976), EHESS/Gallimard/Seuil, 1997, p. 83 & p. 96.

[23] Léviathan, chap. 18, p. 235 ; trad. fr. p. 187.
[24] Chap. 18, p. 231 ; trad. fr. p. 182.