Hobbes

Violence (et force) chez Hobbes
de la violence naturelle à la violence institutionnelle

Ce n’est pas tant la violence en soi qui fait problème pour Hobbes que l’absence de paix civile comme condition favorable à un déchaînement déraisonnable des violences humaines dont les individus et les groupes d’individus sont tout naturellement capables. Dans la version latine, Hobbes emploie surtout le terme vis et plus rarement le mot violentia[1], beaucoup moins en fait que dans la version anglaise où les termes anglais de violence et force semblent employés indifféremment : le terme anglais force est en règle générale discerné d’un autre terme, strength (en latin robur), que le français tend à traduire par force, alors qu’il signifie plus précisément la robustesse physique d’un corps naturel.

Il y a en anglais, comme en allemand, une distinction sémantique entre strength et force qui éclaire judicieusement le double sens du terme force en français, en permettant d’éviter la confusion fatale entre les deux sens : Stärke n’est pas Kraft-Krieg (Wucht-Gewalt). D’une part, strength désigne la force ou puissance naturelle : la robustesse ou force de résistance (robur en latin) comme vigueur (ou fermeté d’âme) qu’il s’agit de conforter ou renforcer (to strengthen) ; de même en allemand, streng, stark, tapfer & tatkräftig sont apparentés sémantiquement dans le sens de ce type d’énergie. En revanche, l’anglais force, comme le latin vis, signifie la force ou violence comme pouvoir de forcer la main à quelqu’un au sens de le contraindre corporellement à faire quelque chose en le lui imposant physiquement, sans aucune autorité pour l’y obliger. Reste que Hobbes tend lui-même à confondre les deux termes dans le Léviathan[2]

Il y a, pour Hobbes nominaliste, un problème de vocabulaire en général qui nécessite de définir rationnellement les mots à cause de leur signification inconstante : l’outrage verbal, par exemple, n’est pas à proprement parler une blessure[3] ; autrement dit, l’insulte ne constitue pas une violence verbale, même si elle provoque – au sens métaphorique du terme – une blessure (d’amour-propre). L’inconstance du sens des mots est fonction de la diversité des constitutions corporelles et des préjugés constitutifs des opinions : notre sensibilité différente au sens des mots confère à toute chose la « teinture de nos passions différentes » et divergentes ; par exemple, ce qui est cruauté pour l’un est justice pour l’autre[4]. Hobbes estime ainsi que les sorcières, même si elles n’ont aucun pouvoir, sont justement punies[5]. Les jeux de mots, par exemple à propos des sens du terme conscience, ne sont pas sans conséquence : s’il est mal de forcer quelqu’un à parler contre sa conscience, lors d’un témoignage ou d’une déposition en son âme et conscience, en revanche l’amour invétéré de ses propres opinions géniales, prétendument novatrices et effectivement absurdes, n’est pas une affaire de conscience[6], de sorte qu’il n’y a – de la part du Souverain – aucune violence à violer la liberté de conscience qui n’est qu’un vain mot… Il faut par suite contrôler le sens des mots dans la mesure où l’aboutissement de leurs usages métaphoriques ou ambigus, ce sont les disputes, les séditions et les discordes qui, tout autant que le mépris[7], mènent à la guerre : la guerre est l’ultime conséquence de ces disputes et controverses qui proviennent des divergences d’opinion à tout propos[8].

C’est le fondement de la défense politique de l’absolutisme (royal) que Hobbes intente sur l’arrière-plan de « notre guerre civile actuelle[9] » qui mène un État prospère à la ruine[10] : selon lui, la domination (Dominion) de facture despotique est la condition de la paix civile comme seul et unique moyen politique de contenir la violence naturelle des hommes. Pour autant, selon Hobbes, il ne s’agit pas plus d’approuver le comportement barbare et la morgue inhumaine des puissants au pouvoir envers leurs inférieurs que d’encourager la conduite insolente des gens de basse extraction envers les nobles[11].

L’approche rationaliste de Hobbes en matière de politique et de religion implique d’élaborer une anthropologie des passions humaines qui permettent de combattre tout espèce de folie politico-religieuse. Il convient donc de retracer tout d’abord la genèse des violences, perpétrées par les individus et les groupes, dans la violence des passions humaines, afin de pouvoir ensuite comprendre la nécessité de contenir cette violence naturelle en instituant un système de domination potentiellement violente, c’est-à-dire un régime despotique qui, potentiellement tyrannique, implique d’exercer une violence institutionnelle sur les sujets.

[1] Thomas Hobbes, Leviathan (London, 1651), réédité par C.B. Macpherson, 1968/1985, Penguin Books, chap. 15, p. 203 ; trad. fr. par Fr. Tricaud, Sirey, 1971, p. 145, à partir de l’édition anglaise et des variantes de l’édition latine (1668), p. 73.
[2] Pour exprimer l’alternative entre force et ruse, ou entre violence et fraude, Hobbes use du terme force au chap. 13 du Leviathan, mais lui préfère strength au chap. 15 : « that is, by force, or wiles, to master the persons of all men » [chap. 13, p. 184 ; lat. p. 64 (vi & dolo) ; trad. fr. p. 123 (p       ar la violence ou par la ruse)] vs « by his own strength, or wit » [chap. 15, p. 204 ; non rendu en latin p. 73 ; trad. fr. p. 146 (par sa propre force, ou son esprit)].
[3] Chap. 4, p. 102 vs lat. p. 15 ; trad. fr. p. 29 (signification flottante). Hobbes repère quatre abus de langage consécutifs à l’inconstance du sens des mots. Le quatrième abus la parole consiste à vouloir blesser par la langue (laedere), alors que nous avons des mains pour cela (comme d’autres animaux ont des cornes ou des crocs) : en revanche, la langue peut servir à corriger ou amender quelqu’un que nous devons gouverner.
[4] Chap. 4, p. 109 ; trad. fr. p. 35.
[5] Chap. 2, p. 92 ; trad. fr. p. 6.
[6] Chap. 7, p. 132 (to corrupt or forcevehemently in love with their own opinions) vs lat. p. 33 (testimonium contra conscientiampropter amorem ingenii proprii) ; trad. fr. p. 61 (par corruption ou par violence).
[7] Chap. 5, p. 116-117 ; trad. fr. p. 44.
[8] Chap. 15, p. 216 ; trad. fr. p. 159.
[9] Chap. 3, p. 95 ; trad. fr. p. 22.
[10] Chap. 3, p. 98 ; trad. fr. p. 25.
[11] Introduction, p. 82 ; trad. fr. p. 6.

1.
Violence des passions à l’origine des violences en acte

Tout est, dans une vie humaine, affaire de désirs et de passions. Or c’est la folle violence des passions véhémentes qui est à l’origine des actes de violence commis par les uns contre les autres. Il convient donc d’analyser tout d’abord le mécanisme à l’origine des passions violentes.

Si l’esprit est culturellement acquis grâce à la raison, qui permet de s’instruire et met d’accord tout le monde grâce à un usage des mots correct et conforme aux sciences rationnelles, en revanche les passions s’avèrent être la cause des désaccords entre les esprits, dans la mesure où elles sont tributaires non seulement de la différence de tempérament naturel des corps, mais encore des différences de coutumes et d’habitudes acquises au cours de l’éducation. Or les passions les plus conflictuelles proviennent du désir fondamental de puissance (potentia) ou de pouvoir (power) qui est à l’origine des désirs dérivés de richesses, de savoir et d’honneur.

Hobbes réinscrit ici la tripartition évangélique des désirs[1] dans le cadre novateur d’une anthropologie du désir (de pouvoir) qui bouleverse profondément la conceptualité chrétienne en vigueur et ses présupposés moralistes : perpétuel et incessant, le désir de pouvoir (a perpetual and restless desire of Power after Power) est à ses yeux une inclination générale qui ne cesse qu’avec la mort[2] ; le désir qui donne envie étant ce qui tient en vie, par conséquent il ne peut y avoir de vie humaine sans désir. Mais, comme l’objet du désir est le pouvoir, et même l’accumulation de puissance, il y a un danger politique et moral à ce que les conflits à propos de leurs désirs (de richesses, de savoir et d’honneur) poussent les uns, plus agressifs, à tuer ou soumettre leurs ennemis (hostis), par la force et la ruse (vi et dolo), pour se défendre ou se faire plaisir, et ce que la violence pour se rendre maître de leur personne et de leurs biens soit motivée par la rivalité, la défiance ou la fierté[3]. La fierté (gloria) qui amène les hommes à se battre (pugno) pour des bagatelles – un mot, un sourire, une opinion différente, etc. – atteste l’enracinement des actes de violence dans cette passion humaine particulièrement virulente, l’orgueil (Superbia), que le chap. 8 avait définie comme la très haute opinion qu’une personne imbue d’elle-même a non seulement de soi-même (self-conceipt), mais encore de ses propres opinions.

Dans ce chap. 8 consacré aux vertus (intellectuelles) et aux défauts correspondants, Hobbes montre que les désirs de pouvoir, d’avoir, de savoir et de valoir sont susceptibles de se transmuer en « passions véhémentes » qui rendent le passionné fou furieux au point d’en devenir violent. Mais, si toutes les passions sont enracinées dans le désir de puissance, tout comme les autres désirs, seules les violentes passions poussent aux actes de violence en raison même de leur folie. Hobbes peut bien constater que la véhémence et la persistance d’une passion, jugée folle ou extravagante par les autres, ne peut que causer du tort au passionné (même au niveau de son corps propre), son argument n’en est pas pour autant moral ou moraliste, bien au contraire. Le raisonnement anthropologique de Hobbes, dont l’optique est avant tout politique, vise bien plutôt à circonscrire la folie (insania vs madness), tout d’abord en lui assignant de possibles causes et effets physiologiques, afin de la mieux définir, au niveau psychologique, pour pouvoir en analyser les causes et les effets :

« Les passions qui, entre toutes, causent le plus de différences d’esprit sont essentiellement les désirs plus ou moins importants de pouvoir [Cupiditas Potentiae], de richesses, de savoir et d’honneur. Tout peut être ramené au premier, le désir de pouvoir [Desire of Power]. Car les richesses, le savoir et l’honneur ne sont que plusieurs sortes de pouvoir.
Par conséquent, un homme qui n’éprouve de forte passion pour aucune de ces choses ; et qui est, comme on le dit, indifférent ; encore qu’il puisse être quelqu’un de bien, sans envie de faire du tort [free from giving offence] ; il ne peut pas avoir beaucoup d’imagination ou de jugement. […] Car, de même que n’avoir pas de désir, c’est être mort : de même, n’avoir que des passions faibles, c’est de la lourdeur d’esprit ; et avoir des passions indifféremment pour toute chose, c’est de la FRIVOLITÉ et de l’égarement ; et avoir pour quelque chose des passions plus fortes et plus véhémentes qu’on n’en voit ordinairement chez les autres, c’est ce que les hommes appellent FOLIE.
Il y en a presque autant de sortes qu’il n’y en a de passions elles-mêmes. Parfois, la passion exceptionnelle et extravagante procède de la mauvaise constitution des organes du corps, ou d’une lésion qui les a affectés ; et parfois la lésion ou l’indisposition des organes est causée par la véhémence, ou par la persistance durable de la passion. Mais dans les deux cas, la folie est d’une seule et même nature.
La passion, dont la violence ou la persistance provoque la folie, est soit une vaine gloire immense, qui est communément nommée orgueil et vanité [Pride, and self-conceipt], soit un profond abattement de l’esprit [animi demissio].
L’orgueil rend l’homme sujet à la colère, dont l’excès est la folie appelée RAGE et FUREUR. Et c’est ainsi qu’il arrive qu’un désir excessif de revanche, quand il devient habituel, lèse les organes, et devient rage ; qu’un amour excessif, avec de la jalousie, devient également rage ; que l’excessive opinion qu’un homme a de lui-même, à cause de la sagesse, l’instruction, le physique, ou quelque chose de similaire, voire à cause de l’inspiration divine (qu’il croit avoir à tort), devient égarement et frivolité ; la même chose, jointe à l’envie, devient de la rage ; et l’opinion véhémente de la vérité de quelque chose, contredite par autrui, devient de la rage.[4] »

La violence d’une passion n’est rien d’autre que sa véhémence, même si sa persistance dans le temps est également susceptible de rendre fou. C’est l’excès dans l’intensité ou la durée de la passion qui provoque la folie, que la passion consiste dans un amour-propre immodéré ou dans l’extrême inverse de la profonde dépression (du désir) provoquée par le déficit d’amour pour soi-même : en termes freudiens, les deux pathologies narcissiques de la mania et melancholia se font face ; si le déficit libidinal de la mélancolie peut pousser le sujet au suicide, toutes les autres violences proviennent bien plutôt de l’excès d’investissement de la libido que Kant conçoit comme besoin obsessionnel de l’ordre d’une addiction (Sucht), qu’il s’agisse d’avoir ou de valoir, de dominer, de jalouser ou de se venger [Hab-, Ehr-, Herrschsucht vs Eifersucht, Rachsucht].

Se focalisant sur ce type de folie (mania), Hobbes définit ensuite ces violentes passions qui sont seules susceptibles d’enrager un fou furieux. L’amour-propre, aussi vaniteux ou prétentieux qu’orgueilleux, est la passion cardinale dont la violence rend fou au point de devenir enragé ou furieux. La folie étant excès (hubris), la rage provient du caractère excessif de la passion violente, qu’il s’agisse d’un désir de revanche, de l’amour ressenti pour quelqu’un d’autre, avec de la jalousie, ou de l’amour admiratif de l’image de soi-même qui provient de la haute opinion que le sujet peut avoir de son esprit (au sens spirituel ou intellectuel) ou de sa beauté corporelle, surtout s’il est envieux d’autrui ou encore si quelqu’un s’avise de contester son propre génie en contredisant les opinions prétendument novatrices qu’il croit avoir trouvées lui-même.

C’est l’excès de cette violente passion (de facture narcissique) qui est à l’origine des violences en acte : quelqu’un peut s’emporter même contre ses propres amis au point de pousser des cris et même commettre des violences en leur donnant des coups ou en lançant des pierres. Hobbes montre qu’il en va de même chez l’individu pris de rage, qui se conduit de manière démentielle, et dans une foule séditieuse, composée d’individus enragés, qui se lancent dans une sédition tumultueuse en se croyant touchés par la grâce divine :

« si les excès sont des folies, il n’y a aucun doute que les passions elles-mêmes, quand elles tendent au mal, en sont des degrés.
(Par exemple,) Quand l’effet de la folie [folly], chez ceux qui sont possédés par l’idée d’être inspirés, n’est pas toujours rendu visible, au niveau d’un seul individu, par un acte très extravagant provoqué par une telle passion ; en revanche, quand beaucoup d’entre eux conspirent ensemble, la rage de toute la multitude est assez visible. Car quelle preuve plus grande de folie peut-il y avoir que de conspuer nos amis, les frapper et leur jeter des pierres ? Pourtant, c’est là bien moindre que ce que fera une multitude de gens. Car ils conspueront, combattront, et détruiront ceux qui les ont jusqu’alors protégés et mis à l’abri des torts tout au long de leurs vies. Et si c’est là folie de la part de la multitude, c’est la même chose pour tout homme particulier. Car, comme au milieu de la mer, même si un homme ne perçoit pas le son de cette partie de l’eau qui se trouve près de lui, il n’en est pas moins assuré que cette partie contribue autant au grondement de la mer qu’une autre partie égale ; de même, même si nous ne percevons pas une grande agitation, chez un ou deux hommes, nous pouvons bien pourtant être assurés que leurs passions singulières font partie du rugissement séditieux d’une nation agitée [seditious roaring of a troubled nation vs commotae Civitati]. Et s’il n’y avait rien d’autre qui trahisse leur folie ; le fait même de s’attribuer à eux-mêmes une telle inspiration en est une preuve suffisante. […]
Cette opinion de l’inspiration propre à un esprit privé, comme on l’appelle communément appelée, commence très souvent par l’heureuse découverte d’une erreur généralement commise par d’autres ; et, ne sachant pas, ou ne se rappelant pas par quelle voie de la raison ils en sont venus à une vérité si singulière, (du moins, le pensent-ils, alors que, de nombreuses fois, c’est pas une contrevérité qu’ils ont mis en lumière,) ils s’admirent eux-mêmes à présent comme étant touchés par la grâce spéciale de Dieu Tout-puissant [special grace of God Almighty], qui leur a révélé de façon surnaturelle cette vérité par son Esprit.[5] »

Tout comme les violences d’un homme qui s’en prend à ses propres amis, les violences de la foule agitée qui s’en prend à ses protecteurs sont la conséquence d’une idée folle qui possède les individus follement enragés qui la composent. Car, comme le dément illuminé qui se prend pour Dieu, tous ces gens se croient bêtement (folly) inspirés par la grâce de Dieu, souvent sous l’influence d’une interprétation forcée des textes sacrés (par exemple à propos de la transsubstantiation), à laquelle ils accordent foi en raison de leur crédulité envers une autorité qui abuse de son pouvoir d’influence. Le rationalisme de Hobbes est tout entier dirigé contre l’enthousiasme irrationnel de tous ces illuminés imbus d’eux-mêmes qui se croient le droit de commettre des violences, au nom de Dieu, au cours de ces émotions populaires. La violence en acte trouve bien son origine dans la violence des passions dont le tréfonds est narcissique.

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Notes

[1] Ces trois objets repérés par Hobbes font écho, mutatis mutandis, à la discussion de l’épître de Jean, le disciple bien-aimé de Jésus, qui enjoignait de ne pas aimer le monde, ni ce qui est dans le monde : « car ce qui est dans le monde : convoitise [epithumia] de la chair, convoitise des yeux et vantardise des ressources [alazoneia tou biou], ne vient pas du Père, mais vient du monde » (II,15-16). Voir la reprise de cette tripartition dans le livre 14 de la Cité de Dieu (413-426) : pour Augustin, la libido sentiendi comprend non seulement la concupiscence de la chair, mais encore la tendance à satisfaire les désirs sensuels (luxure, gourmandise ; paresse ; curiosité, comme aller au théâtre) ; la libido sciendi est définie par la vanité de l’homme croyant pouvoir appréhender la vérité par le savoir ; la libido dominandi consiste à désirer dominer les autres avec orgueil.
[2] Chap. 11, p. 161 vs lat. p. 50 ; trad. fr. p. 96.
[3] Chap. 13, p. 183-185 vs lat. p. 63-64 ; trad. fr. p. 121-123.
[4] Chap. 8, p. 139-140 vs lat. p. 37-38 ; trad. fr. p. 69-70. Si les deux versions du texte usent de l’italique, l’anglais met en majuscule les termes définis par Hobbes. Ma traduction rétablit les mots en majuscule et introduit parfois la version latine, en s’aidant des notes de Fr. Tricaud et en s’inspirant librement de sa traduction et de celle de Philippe Folliot (disponible en ligne).
[5] Chap. 8, p. 141 vs lat. p. 38 ; trad. fr. p. 71-72.

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Traduction et notes de M. Philippe Folliot
« Les passions qui, de toutes, causent le plus de différences d’esprit sont essentiellement les désirs plus ou moins importants de pouvoir [Cupiditas Potentiae], de richesses, de savoir et d’honneur, ces passions pouvant être toutes ramenées à la première, le désir de pouvoir [1] [ad Potentiam]. Car les richesses, le savoir et l’honneur ne sont que plusieurs sortes de pouvoir.
Par conséquent, un homme qui n’a de passion pour aucune de ces choses, mais qui est, comme on le dit, indifférent, quand bien même il serait bon au point d’être incapable de causer du tort à quelqu’un [2] […] ne pas avoir de désir, c’est être mort. De même, n’avoir que des passions faibles, c’est de la lourdeur d’esprit [3]. Et avoir des passions indifféremment pour toute chose, c’est de la FRIVOLITÉ [4] et de la distraction [5], et avoir des passions plus fortes et plus impétueuses que ce que l’on voit ordinairement chez les autres [6], c’est ce que les hommes appellent FOLIE [7].
De celle-ci, il y a presque autant de genres que de passions elles-mêmes. Quelquefois, la passion anormale et extravagante procède de la constitution malsaine des organes du corps, ou de quelque chose de nocif qui a agi sur lui, et quelquefois, une maladie ou une indisposition des organes est causée par l’impétuosité ou par la persistance d’une passion [8]. Mais dans les deux cas, la folie est d’une seule et même nature.
La passion dont la violence et la persistance causent la folie est, soit une vaine gloire considérable, qu’on nomme orgueil et vanité [9], soit un grand abattement de l’esprit.
L’orgueil rend l’homme sujet à la colère, dont l’excès est la folie appelée RAGE ou FUREUR [10]. De cette façon, il arrive qu’un excessif désir de vengeance, quand il devient habituel, lèse les organes, et devienne rage ; qu’un amour excessif, par la jalousie, devienne aussi rage ; et que l’excessive opinion qu’un homme a de lui-même en ce qui concerne l’inspiration divine, la sagesse, l’instruction, le physique, ainsi de suite, devienne distraction et frivolité. La même opinion excessive, jointe à l’envie, et l’opinion véhémente de la vérité de quelque chose, quand elle est contredite par autrui, deviennent rage. »
Notes de la traduction de M. Philippe Folliot
publiée dans "Les classiques des sciences sociales"

[1]   "desire of power". (NdT)
[2]      "though he may be so far a good man as to be free from giving offence". (NdT)
[3]             "duldness" : épaissseur, loudeur, manque d'éclat, faiblesse. (NdT)
[4]             "giddiness" :  étourderie, vertige, frivolité. (NdT)
[5]             Au sens de "être détourné facilement d'un objet vers un autre". On peut considérer que les mots "giddiness" et "distraction" sont synonymes. (Ndt)
[6]             J'ai ignoré "for anything". (NdT)
[7]             "madness". (NdT)
[8]             En français, l'adjectif "long" (long continuance) peut être négligé. (NdT)
[9]             Le texte latin utilise le mot "superbia", orgueil, fierté, insolence, sentiment de sa hauteur, suffisance". (NdT)
[10]            "rage, and fury". (NdT)
« si l’excès est la folie, il n’y a aucun doute que les passions elles-mêmes, quand elles tendent au mal, en sont des degrés.
Par exemple, chez ceux qui sont en proie à l’idée qu’ils sont inspirés, l’effet de la folie ne se révèle pas toujours, quand il s’agit d’un seul individu, par quelque acte très extravagant résultant d’une telle passion, mais, quand ils sont nombreux à agir de concert, la rage de la multitude entière est assez manifeste. Car existe-t-il une preuve plus grande de folie que de conspuer nos amis, les frapper et leur jeter des pierres. Pourtant, c’est là quelque chose de moindre que ce que fera une telle multitude. Car elle conspuera, se battra, et tuera [1] ceux par qui, toute sa vie durant, elle a été protégée et mise à l’abri des dommages. Et si c’est là folie de la part de la multitude, c’est la même chose pour tout homme particulier. Car, comme au milieu de la mer, quoiqu’un homme ne perçoive pas le son de cette partie de l’eau qui se trouve près de lui, il n’en est pas moins assuré que cette partie contribue autant au rugissement de la mer qu’une autre partie égale, de même, quoique nous ne percevions pas une agitation importante chez un ou deux hommes, nous pouvons bien pourtant être assurés que ces passions singulières sont des parties du rugissement séditieux d’une nation agitée [2] [commotae Civitati]. Et s’il n’y avait rien d’autre qui trahisse leur folie, le fait même de s’arroger une telle inspiration constitue une preuve suffisante. Si un homme, à Bedlam [3], vous recevait avec des paroles sensées, et que vous désiriez, en prenant congé, savoir qui il est, pour lui rendre la politesse une autre fois, et qu’il vous dise qu’il est Dieu le Père, je pense que vous n’auriez besoin d’attendre aucune action extravagante pour être certain qu’il est fou.
Cette idée d’inspiration, communément appelée esprit privé [4], trouve souvent son commencement dans la trouvaille heureuse d’une erreur généralement soutenue par autrui, et, ne sachant pas, ne se rappelant pas par quelle conduite de la raison ils en sont venus à une vérité si singulière – du moins, le croient-ils, alors que de nombreuses fois, ils sont tombés sur une contrevérité – ils s’admirent alors eux-mêmes comme bénéficiant d’une grâce spéciale de Dieu Tout-puissant, qui leur a révélé cette vérité, par son Esprit, de façon surnaturelle [5].
D’ailleurs, que la folie ne soit rien d’autre que la manifestation excessive d’une passion [6] peut ressortir des effets du vin, qui sont les mêmes que ceux de l’agencement pathologique des organes. Car la diversité des comportements des hommes qui ont trop bu est la même que celle des fous. Certains sont furieux, d’autres affectueux, d’autres rient, tout cela de façon extravagante, mais en accord avec les différentes passions dominantes : car le vin n’a pas d’autre effet que de supprimer la dissimulation [chez les hommes], et de leur ôter la vue de la difformité de leurs passions. Je crois en effet que les hommes les plus sobres [7], quand ils se promènent seuls, l’esprit insouciant et libre [8], n’apprécieraient pas que la vanité et l’extravagance de leurs pensées soient publiquement vues, ce qui revient à avouer que les passions non guidées sont pour l’essentiel de la pure folie [9]. »
[1] "For they will clamour, fight against, and destroy". (NdT) 
[2] "parts of the seditious roaring of a troubled nation".  (NdT)
[3] Il s'agit de Bethlehem Hospital, où l'on enfermait les fous. (NdT)
[4] "private spirit". R. Anthony : "esprit particulier". (NdT)
[5] "as being in the special grace of God Almighty". (NdT)
[6] "is nothing else but too much appearing passion". (NdT)
[7] "the most sober men". On notera le bizarre "les moins ivres" de F. Tricaud. (NdT)
[8] "when they walk alone without care and employment of the mind". (NdT)
[9] "mere madness". (NdT)