Clastres

La canalisation primitive de la violence
Pierre Clastres

Exclue du groupe primitif comme mode de résolution des conflits tout en étant cultivée rituellement comme modalité de la soumission des membres à la loi de la communauté, la violence est au contraire prescrite pour démarquer le groupe propre des communautés ennemies : la guerre est le lieu privilégié de la violence primitive. Pierre Clastres [1934-1977] sera notre guide dans cette analyse de la violence primitive, qui est bien moins sauvage qu’on le dit et croit.

Dans La société contre l’État (1974), l’ethnologue montre que le fonctionnement même d’une communauté primitive exclut l’usage de la violence par le chef sans pouvoir coercitif, tout en la canalisant en imposant à tous les membres une intégration douloureuse à travers une torture ritualisée des corps. Dans son « Archéologie de la violence » (1977), Clastres repère quelques années plus tard le lieu et la fonction politique de la guerre primitive : la violence guerrière permet à chaque communauté de marquer sa différence en se démarquant des communautés ennemies ; par conséquent, la violence est canalisée et cantonnée dans la guerre primitive contre les groupes ennemis. Contre Claude Lévi-Strauss qui voulait voir dans la guerre un échec de l’échange, Pierre Clastres explique qu’il n’y a pas d’alternative entre l’échange et la violence, dans la mesure même où la société primitive est tout à la fois l’espace de l’échange et le lieu de la violence[1]. Restera à préciser ce qu’il en est des ‟violences” rituellement exercées au sein du groupe, avant d’analyser le cas très particulier d’une société primitive en voie de décomposition, les Guayaki : ce qui permettra de retracer la genèse des violences premières à partir du lien entre souffrance et vengeance.

1.
L’absence de violence politique au sein d’une société primitive

Les sociétés dites premières ou primitives se caractérisent, selon Clastres, par l’absence de violence exercée par un pouvoir coercitif. Ces sociétés contre l’État permettent ainsi de « penser le politique sans la violence[2] », et ce par contraste avec le modèle occidental du pouvoir coercitif fondé sur une relation de commandement-obéissance :

« entre Nietzsche, Max Weber (le pouvoir d’État comme monopole de l’usage légitime de la violence) ou l’ethnologie contemporaine, la parenté est plus proche qu’il n’y paraît et les langages diffèrent peu de se dire à partir d’un même fond : la vérité et l’être du pouvoir consistent en la violence et l’on ne peut pas penser le pouvoir sans son prédicat, la violence. Peut-être en est-il effectivement ainsi, auquel cas l’ethnologie n’est point coupable d’accepter sans discussion ce que l’Occident pense depuis toujours. Mais il faut précisément s’en assurer et vérifier sur son propre terrain – celui des sociétés archaïques – si, lorsqu’il n’y a pas coercition ou violence, on ne peut pas parler de pouvoir.
Qu’en est-il des Indiens d’Amérique ? On sait qu’à l’exception des hautes cultures du Mexique, d’Amérique centrale et des Andes, toutes les sociétés indiennes sont archaïques : elles ignorent l’écriture et “subsistent”, du point de vue économique. Toutes, d’autre part, ou presque, sont dirigées par des leaders, des chefs et, caractéristique décisive digne de retenir l’attention, aucun de ces caciques ne possède de “pouvoir”. On se trouve donc confronté à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement-obéissance.[3] »

C’est que le chef primitif est un conciliateur sans pouvoir coercitif qui pratique une politique de la parole, non-violente par définition, dont la quintessence consiste à rappeler la loi du groupe à ses membres, lesquels la connaissent déjà et n’ont pas besoin d’écouter le chef, comme Montaigne le remarquait déjà dans son essai sur les cannibales. Comme la société primitive sait que « la violence est l’essence du pouvoir », la tribu contraint « le chef à se mouvoir seulement dans l’élément de la parole, c’est-à-dire dans l’extrême opposé de la violence[4] » :

« Il semble que le groupe, ne pouvant se passer du chef, dépende intégralement de lui. Mais cette subordination n’est qu’apparente : elle masque en fait une sorte de chantage que le groupe exerce sur le chef. Car, si ce dernier ne fait pas ce qu’on attend de lui, son village ou sa bande tout simplement l’abandonne pour rejoindre un leader plus fidèle à ses devoirs. C’est seulement moyennant cette dépendance réelle que le chef peut maintenir son statut. Cela apparaît très nettement dans la relation du pouvoir et de la parole : car, si le langage est l’opposé même de la violence, la parole doit s’interpréter, plus que comme privilège du chef, comme le moyen que se donne le groupe de maintenir le pouvoir à l’extérieur de la violence coercitive, comme la garantie chaque jour répétée que cette menace est écartée. La parole du leader recèle en elle l’ambiguïté d’être détournée de la fonction de communication immanente au langage. Il est si peu nécessaire au discours du chef d’être écouté que les Indiens ne lui prêtent souvent aucune attention.[5] »

La relation entre le chef et le groupe est fondée sur un don contre don déséquilibré, qui le met en dette par rapport à la société, puisque le chef polygame reçoit plusieurs femmes, un bien autrement plus précieux que les paroles qu’il rend ou les cadeaux qu’il offre en retour de ce don inappréciable. Mais qu’en est-il alors de la violence ? La société primitive cultive-t-elle la non-violence ?

[1] Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique (1980), p. 187.
[2] Pierre Clastres, La société contre l’État, Minuit, 1974, p. 20-21.
[3] Ibid., p. 10-11. [4] Ibid., p. 134-136. [5] Ibid., p. 41.

2.
Le lieu privilégié de la violence :
la guerre primitive

Dans son « Archéologie de la violence » (1977), Clastres montre au contraire que la violence est expulsée hors de la société primitive pour être pratiquée dans la guerre contre les groupes ennemis. L’ethnologue réfute ainsi la thèse en vogue à l’époque, mais en contradiction avec les faits ethnologiques, que les sociétés primitives auraient horreur de la violence qu’elles s’appliqueraient à contrôler, codifier et ritualiser dans l’objectif de la réduire, voire de l’abolir[1]. Les sociétés contre l’État ne sont pas des « sociétés contre la violence », bien au contraire ! Leur vie sociale ne se déploie pas en dehors de la violence du conflit armé, dans la mesure où la guerre fait partie intégrante du fonctionnement normal des sociétés primitive. Hobbes le savait, qui en avait tiré la conclusion passablement méprisante que la guerre était l’état naturel et quasi animal d’une vie humaine sans gouvernement, ni État. C’est que les explorateurs et les missionnaires avaient, partout dans le monde, constaté que ces peuples étaient particulièrement belliqueux, et ce quel que soit le contexte écologique : américains ou africains, sibériens des steppes ou mélanésiens des îles, nomades des déserts australiens ou agriculteurs sédentaires de Nouvelle-Guinée, etc. Clastres donne l’exemple bien connu de l’incessante guerre des tribus tupi du littoral brésilien, au milieu du xvie siècle, dont c’est la préoccupation principale selon Soarez de Sousa. Il faut donc reconnaître l’universalité de la guerre comme forme de violence inhérente aux sociétés primitives :

« À de rarissimes exceptions (les Eskimo du Centre et de l’Est) aucune société primitive n’échappe à la violence, aucune d’entre elles, quels que soient son mode de production, son système techno-économique ou son environnement écologique, n’ignore ni ne refuse le déploiement guerrier d’une violence qui engage l’être même de chaque communauté impliquée dans le conflit armé. Il semble donc bien acquis qu’on ne peut penser la société primitive sans penser aussi la guerre qui, comme donnée immédiate de la sociologie primitive, prend une dimension d’universalité.

À cette présence massive du fait guerrier répond le silence de l’ethnologie la plus récente pour qui, dirait-on, la violence et la guerre n’existent que dans les moyens propres à les conjurer. D’où provient ce silence ? D’abord, à coup sûr, des conditions dans lesquelles vivent actuellement les sociétés dont s’occupent les ethnologues. On sait bien qu’il n’existe plus guère, de par le monde, de sociétés primitives absolument libres, autonomes, sans contact avec l’environnement socio-économique “blanc”. En d’autres termes, les ethnologues n’ont plus beaucoup l’occasion d’observer des sociétés assez isolées pour que le jeu des forces traditionnelles qui les définissent et les soutiennent puisse s’y donner libre cours : la guerre primitive est invisible parce qu’il n’y a plus de guerriers pour la faire. À ce titre, la situation des Yanomami amazoniens est unique : leur séculaire isolement a permis à ces Indiens, sans doute la dernière grande société primitive au monde, de vivre jusqu’à présent comme si l’Amérique n’avait pas été découverte. Aussi peut-on y observer l’omniprésence de la guerre.[2] »

Violence ethno-génocidaire de la paix armée de l’État

Ce fait ethnologique de la guerre primitive ne peut être constaté que lorsque les conditions primitives de la vie sociale sont préservées de la domination coloniale d’un État qui impose sa paix : par exemple, les Guayaki du Paraguay dont Clastres a écrit la Chronique (1972) n’ont plus d’ennemi primitif à combattre, mais ils sont confrontés aux Blancs et à des rapts d’enfants contre lesquels ils n’ont pas les moyens de se défendre. En voie de dislocation, les sociétés primitives sont condamnées à mort par le pacifisme forcé auxquelles elles sont contraintes[3]. C’était déjà le cas à l’époque de la pax incaïca qui imposait aux tribus inféodées de payer le tribut et d’adopter le culte du soleil, même si la pression exercée par les Incas « n’atteignit jamais la violence du zèle maniaque avec lequel les Espagnols anéantiront plus tard l’idolâtrie indigène[4] ». Car les Incas exerçaient une répression violente des soulèvements contre l’autorité centrale du Cuzco que ponctuait une déportation massive des tribus, violemment éloignées de leurs lieux de culte (sources, grottes, etc.). Or la conséquence de cette déterritorialisation et de ce déracinement imposés par la domination étatique n’est autre que l’ethnocide, comme marque de fabrique de l’État :

« La violence ethnocidaire, comme négation de la différence, appartient bien à l’essence de l’État, aussi bien dans les empires barbares que dans les sociétés civilisées d’Occident : toute organisation étatique est ethnocidaire, l’ethnocide est le mode normal d’existence de l’État. Il y a donc une certaine universalité de l’ethnocide, en ce qu’il est le propre non pas seulement d’un vague ‟monde blanc” indéterminé, mais de tout un ensemble de sociétés qui sont les sociétés à État.[5] »

Clastres donne l’exemple de l’ethnocide de la culture du Midi de la France qui, lors de la croisade des Albigeois, prit prétexte d’extirper l’hérésie cathare pour assurer l’expansion de la monarchie capétienne. Reste que, dans le cas des empires barbares (Incas, Pharaons, etc.), l’ethnocide s’arrête dès que l’État s’est imposé, de sorte que la domination des Incas a pu tolérer l’autonomie des communautés andines. En revanche, selon Clastres, la ‟civilisation” capitaliste ne connaît aucune borne à l’expansion du système de production : la conséquence en fut, par exemple, l’extermination des Indiens de la pampa argentine pour assurer l’élevage extensif des moutons et des vaches, ou encore, dans les plaines entre le Missouri et les Montagnes Rocheuses, l’extermination de 9,5 millions de bisons pour en tirer viande, peau et os avec pour conséquence le grand remplacement de 165 000 Pawnees, Sioux, Cheyennes, Kiowas et Apaches par « le double ou le triple de d’hommes et de femmes de race blanche qui ont fait de cette terre un jardin »[6]. L’ethnocide consiste pour un groupe d’hommes à être « contraints par une violence extérieure » à transformer « leur genre de vie traditionnelle », l’oppression étatique permettant d’imposer l’exploitation et l’aliénation des dominés de façon à les faire travailler et produire plus en vue de satisfaire les nouveaux maîtres du pouvoir[7].

La guerre comme institution universelle de la société primitive

La disparition forcée de la guerre primitive dans le contexte d’une conquête ethnocidaire et génocidaire ne doit donc pas induire en erreur sur le rapport à la violence de ces sociétés. L’archéologie de la violence primitive permet de reconnaître, au contraire, que l’être social de ces sociétés violentes est « un être-pour-la-guerre » : la réflexion engagée par Clastres sur le statut de la violence dans les sociétés sauvages, « des causes qui l’y déchaînent et des effets qu’elle y exerce », prend la forme d’une réfutation des discours naturaliste, économiste et échangiste sur la guerre primitive[8].

Clastres récuse tout d’abord la naturalisation de la violence par Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole (1964) : « l’agression comme comportement, c’est-à-dire l’usage de la violence », y est considérée comme une propriété zoologique de l’espèce humaine, de sorte que « la violence comme donnée naturelle » serait enracinée dans l’être biologique de l’humain qui satisferait de la sorte l’objectif de se nourrir par le moyen de cette prédation économique[9]. La conséquence en est l’association entre chasse et guerre, les deux activités étant accomplies par des hommes armés : la guerre est à tort conçue comme chasse à l’homme. Or la chasse n’est pas agressive et le but de la guerre n’est pas alimentaire, même dans le cas des tribus cannibales : sinon, il y aurait eu une anthropophagie généralisée. Comme la guerre, la chasse est une activité culturelle qui ne peut être déduite de l’agressivité naturelle. Le discours économiste sur la guerre tenu par l’anthropologie marxiste est tout aussi intenable : la guerre n’est pas un moyen de subsistance de groupes en concurrence pour substituer ou survivre. Contre cette théorie générale de la société et de l’histoire fondée sur le postulat productiviste du développement comme remède à la rareté présupposée des biens matériels, Clastres rétorque avec Sahlins que les sociétés primitives sont des sociétés d’abondance et de loisir :

« la violence ne s’articule donc pas à la misère […] L’universalité de l’abondance primitive interdit précisément qu’on puisse lui rapporter l’universalité de la guerre.[10] »

Contrairement à ce qu’avance le discours échangiste de Claude Lévi-Strauss dans « Guerre et commerce chez les Indiens de l’Amérique du Sud » (1943), la guerre n’est pas non plus l’échec du commerce de sorte que le commerce, premier, serait une alternative à la guerre : si c’était le cas, la violence et la guerre ne seraient alors que des accidents provoqués par un dérapage et la guerre perdrait « toute dimension institutionnelle ». C’est exactement la thèse de Clastres qui soutient que cette « alternative : ou l’échange ou la violence », est fictive, puisque « la société primitive, c’est l’espace de l’échange et c’est aussi le lieu de la violence[11] » qui appartient à l’être social primitif, tout comme l’échange, même s’il y a discontinuité entre ces deux types d’activités sociologiques. Clastres argumente cette thèse en pointant la fonction politique de la guerre de scission : « la relation profonde entre la multiplicité des unités sociopolitiques et la violence », c’est que la guerre a pour but politique le morcellement de la société primitive entre communautés hostiles, qui affirment ainsi leur différence en défendant leur territoire respectif comme exclusif des autres. Très souvent offensive, la guerre a pour fonction de conjurer l’apparition de la violence coercitive du pouvoir d’État en empêchant la fusion des communautés en une société de sujets dominés par une caste de maîtres. C’est pourquoi les conditions de vie de la société primitive impliquent l’intensité extrême de la violence guerrière qui prend prétexte du moindre incident pour se déclencher :

« La communauté primitive, loin de demeurer dans la fermeture sur elle-même, s’ouvre au contraire sur les autres, dans l’intensité extrême de la violence guerrière. Comment alors penser à la fois le système et la guerre ? La guerre est-elle un simple dérapage qui traduirait l’échec occasionnel du système ou bien le système ne saurait-il fonctionner sans la guerre ? La guerre ne serait-elle pas une condition de possibilité de l’être social primitif ? La guerre serait-elle non pas la menace de mort, mais la condition de vie de la société primitive ?

Un premier point est clair : la possibilité de la guerre est inscrite dans l’être de la société primitive. En effet, la volonté de chaque communauté d’affirmer sa différence est assez tendue pour que le moindre incident transforme vite la différence voulue en différend réel. Violation de territoire, agression supposée du chaman des voisins : il n’en faut pas plus pour que la guerre éclate. Équilibre fragile par conséquent : la possibilité de la violence et du conflit armé est ici une donnée immédiate.[12] »

La guerre comme donnée immédiate de la vie sociale donne à la violence un statut structural qu’atteste l’universalité de la guerre comme institution culturelle à l’origine des alliances politiques[13]. Ce n’est donc pas la guerre de chaque groupe contre tous les autres groupes : si l’étranger est de prime abord l’ennemi, il découle de ce fait premier la nécessité de l’allié comme ami à cultiver contre les ennemis. La communauté primitive affirme bien sa différence irréductible par rapport à tous les autres groupes, même amis et alliés ; mais la guerre requiert tactiquement l’alliance, c’est-à-dire la « division des Autres entre alliés et ennemis » : l’échange de cadeaux et surtout l’échange exogamique de femmes visent à instituer et conforter l’alliance politico-militaire avec des parents, même si les guerriers primitifs répugnent au jeu échangiste et lui préfèrent « la capture des femmes » ennemies[14]. Tout en attestant la préférence pour la guerre, en particulier des sociétés guerrières, surtout si le sexe-ratio y pousse, cette alternative de s’emparer des femmes à la guerre « par la violence » comporte néanmoins un risque aggravé de subir des violences (blessures, mort). C’est ce calcul intéressé qui pousse à l’échange avec des groupes alliés pour mieux combattre les groupes ennemis. En somme, la guerre est première par rapport à l’échange qui n’en est qu’un « effet tactique » et « un mal nécessaire ». Lévi-Strauss ne peut postuler la primauté de l’échange qu’en raison de la fatale confusion entre la nécessité structurale de l’échange exogamique, pour respecter la prohibition de l’inceste au fondement de la société, et l’opportunité conjoncturelle d’échanger femmes et cadeaux avec telle ou telle communauté de parents, pour ménager ponctuellement une alliance politique en vue de la guerre à mener contre d’autres groupes : c’est à ce niveau-là que se pose la question du choix stratégique entre guerre et alliance. Méconnaissant « l’importance réelle de la violence », le discours échangiste sur la guerre veut croire à « un mouvement constant de l’échange de la suppression de la violence.[15] »

La guerre comme politique extérieure de la société primitive est le véritable moteur de la vie sociale et le fondement même de cette « société pour la guerre », par essence guerrière, qui s’efforce d’empêcher l’émergence de l’État : la guerre fait office de moyen de dispersion centrifuge des communautés primitives qui leur permet de défendre leur indépendance par la violence des armes en tenant les autres groupes à distance[16]. Ce n’est donc pas l’État contre la guerre, comme le pensait Hobbes, mais bien la guerre contre l’État, comme le soutient Clastres[17]. Mais qu’en est-il des sociétés à guerriers ?

Intensification de la violence
dans les sociétés à guerriers professionnels

Dans « Le malheur du guerrier sauvage » (1977), Pierre Clastres explique que la guerre primitive est peu meurtrière, sauf dans ce cas très spécial de sociétés à guerriers professionnels où la violence augmente en intensité de manière significative. Les jeunes hommes ayant la vocation guerrière ne pouvaient être intégrés dans la confrérie des guerriers qu’à la suite d’un rituel militaire qui leur conférait le titre spécifique à ce corps de chevalerie prestigieuse : dans le Chaco, par exemple, le jeune chulupi ou abipone devait accomplir l’exploit de ramener le scalp d’un ennemi tué au combat pour être admis dans le club des guerriers au cours d’une cérémonie d’anoblissement[18]. Les missionnaires chrétiens se sont inquiétés de cette passion pour la guerre qui poussait les Abipones à considérer les blessures infligées aux enfants lors des entraînements comme faisant partie intégrante d’une « pédagogie de la violence » visant à cultiver le goût des jeunes gens pour la guerre[19].

En contrepoint de sa théorie générale de la société primitive, l’ethnologue doit étudier ce cas particulier de ces sociétés guerrières dans lesquelles une minorité d’hommes font constamment la guerre à travers leurs propres expéditions guerrières, qui ne sont pas des guerres menées par l’ensemble de la tribu[20]. Car l’existence de ce groupe de guerriers ‟professionnels” fait que l’état permanent de guerre potentielle – la situation générale de la société primitive – tend à se transformer en guerre effective permanente – la situation particulière des sociétés à guerriers – avec pour conséquence d’apparemment enlever à la tribu le pouvoir de décider elle-même de faire ou non la guerre[21]. C’est du moins la question qui se pose :

« Il s’agit de savoir si la société primitive ne court point de risque à laisser croître en son sein un groupe social particulier, celui des guerriers […], à savoir d’hommes qui détiennent un quasi-monopole de la capacité militaire de la société, le monopole en quelque sorte de la violence organisée. Cette violence, ils l’exercent sur les ennemis. Mais pourrait-il se faire qu’ils en viennent à l’exercer aussi sur leur propre société ? Non pas la violence en sa réalité physique (‟guerre civile” des guerriers contre la société), mais en tant qu’elle pourrait donner lieu à une prise de pouvoir par le groupe des guerriers qui l’exerceraient dès lors sur, et au besoin contre, la société ? Le groupe des guerriers, comme organe spécialisé du corps social, pourrait-il devenir un organe séparé du pouvoir politique ?[22] »

Clastres répond par la négative à toutes ces questions. Tout en ayant conquis le droit à quelques privilèges (titre, nom, coiffure et peintures spéciales, etc.) que ponctuent l’attrait érotique de ces hommes prestigieux[23], ce groupe autonome de guerriers en quête de gloire ne dispose d’aucun pouvoir effectif sur la société, féminine, du fait même que les guerriers sont destinés à mourir de mort violente à la guerre : si l’être-pour-la-vie de la femme lui garantit la maîtrise sociologique de la vie du groupe, l’être-pour-la-mort du guerrier le condamne à terme à mourir[24] ; faute de combattants, les guerriers professionnels ne peuvent donc se constituer en caste séparée de la société. C’est dire que l’intensification de la violence meurtrière se retourne fatalement contre ces guerriers habités par l’instinct de mort[25] qui les pousse à risquer leur vie pour acquérir du prestige, et non du pouvoir, en accomplissant des exploits aussi admirables qu’insensés : le prestige acquis à la guerre assure au groupe des guerriers la supériorité d’un statut social sans qu’aucune « hiérarchie du pouvoir » n’en dérive[26]. L’ethnologue se lance à nouveau dans une archéologie de la violence sauvage en s’efforçant, cette fois-ci, de retracer les raisons de son intensification dans les sociétés à confréries guerrières.

La guerre n’est pas plus une fin en soi qu’un moyen d’atteindre une finalité d’ordre économique. C’est le désir de prestige qui est à l’origine de l’amour de la guerre : même le butin de guerre est signe de prestige. Abstraction faite des instruments métalliques, le reste du butin est précieux sans être utile : les Abipones risquaient leur vie pour voler à leurs ennemis des chevaux dont ils n’avaient aucunement besoin, mais dont le soin leur coûtait énormément ; faute de travail à leur donner en dehors de menues corvées, les prisonniers capturés ne pouvaient être soumis à la violence de l’esclavage ; le rapt des enfants des autres par les Abipones n’est rendu démographiquement nécessaire qu’en raison de la dépopulation de ces groupes décimés par la guerre, dont les femmes ne désiraient plus avoir d’enfant[27]. C’est donc « une sorte de sport », extrême s’il en faut, qui pousse le guerrier à réaliser des exploits individuels qu’il doit attester en ramenant un scalp, trophée qui est plus ou moins prestigieux selon la valeur de l’ennemi et la vaillance nécessaire pour le tuer, la hiérarchie du prestige social étant fonction de la hiérarchie des scalps[28]. Ce n’est pas une pratique habituelle de la guerre primitive : dans le Chaco, seuls les guerriers professionnels scalpent. C’est le premier élément qui contribue à l’intensification de la violence : la compétition pour le prestige pousse le guerrier non seulement à tuer, mais à scalper son ennemi, même vivant, comme ce fut le cas pour un célèbre chef de guerre toba[29].

Un second facteur d’intensification de la violence serait constitué par « la ‟perversion” économique de la guerre » du fait d’un glissement fonctionnel qui transmue les raids guerriers en entreprises de pillage : les Apaches de Géronimo, par exemple, abandonnent l’agriculture pour piller les établissements des États-Unis d’Amérique et du Mexique[30]. Mais c’est, selon Clastres, un élément négligeable au regard du premier facteur. Car la recherche de gloire ne connaît aucune autre limite que la mort : à terme, le guerrier téméraire est condamné à mourir sous la torture !

Le statut acquis n’étant jamais définitif, et le fils n’héritant pas du père, le guerrier sauvage doit en effet toujours renouveler ses exploits en prenant des risques insensés pour montrer sa bravoure face à un ennemi courageux et féroce. Cette escalade de la témérité et de la férocité pousse à faire des raids de nuit pour abattre l’ennemi dans son campement après avoir pénétré profondément dans le territoire ennemi : seul contre tous, un Iroquois est capable d’entrer dans un village huron pour y tuer des ennemis à la hache avant d’être pourchassé pendant un ou deux jours par une centaine de Hurons ; moins chanceux, un Crow a été tué après s’être aventuré seul chez les Sioux pour leur voler des chevaux[31]. Le destin du guerrier capturé est d’être torturé à mort et sa gloire, c’est de continuer à braver les ennemis sans montrer aucun signe de douleur pour les supplices infligés. La torture atteste une intensification de la violence que même les cannibales de Montaigne ne connaissaient pas, du moins avant que les Européens ne leur enseignent à tourmenter et persécuter vivants leurs ennemis pour s’en venger plus cruellement[32].

Il y a bien là une violence exacerbée de manière sadique qui laisse poindre le destin pervers de la pulsion de mort qui transparaît également dans la version masochiste de ces confréries de guerriers fous prêts au suicide (Crazy-Dog society) qui ne reculent jamais au combat, par exemple chez les Sioux, les Cheyennes ou les Crow. Ainsi, la société garde bien la maîtrise des règles : la société-pour-la guerre s’avère être une société contre le guerrier, par avance condamné à mort en raison de son désir de prestige[33]. Au sein d’une société primitive, le malheur du guerrier sauvage qui doit sans cesse conquérir à nouveau son prestige à la guerre, c’est qu’il ne peut que finir par en mourir. Chez les Yanomami, par exemple, le leader guerrier Fusiwe fut reconnu chef en raison du prestige acquis comme « organisateur et conducteur de raids victorieux contre les groupes ennemis » ; mais, lorsqu’il essaie d’imposer sa guerre à la tribu, il est abandonné et il doit la mener seul avec pour destin de mourir « criblé de flèches »[34]. Le destin du guerrier sauvage, c’est bien de se faire tuer…

Même sous sa forme exacerbée, la violence entre ennemis est assumée comme règle du jeu de la lutte pour la reconnaissance prestigieuse au sein de la tribu et aussi par rapport aux tribus ennemies. Tout montre ainsi la suprématie de la loi tribale comme prévalence de la tribu par rapport aux individus qui, pour être incorporés comme adultes, doivent en amont souffrir dans leur chair leur intégration au groupe. Faut-il comprendre les scarifications rituelles comme une forme de violence comparable aux tortures infligées aux ennemis ? S’agit-il d’une violence à proprement parler ?

[1] Clastres, « Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives » (1977), Recherches…, p. 171.
[2] Ibid., p. 174-175. [3] Ibid., p. 176.
[4] Ibid., p. 55. Le recueil des Recherches… réédite l’article à propos « De l’ethnocide » (1974) paru dans l’Encyclopédia Universalis.
[5] Ibid., p. 55.
[6] Ibid., p. 57 (Clastres cite à cet endroit la déclaration du général Sherman à Buffalo Bill).
[7] Clastres, La société contre l’État (1974), p. 173. [8] Ibid., p. 176-188.
[9] Ibid., p. 176-178. Cf. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, 1964, t. I, p. 237-238.
[10] Ibid., p. 179-183. Cf. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance – l’économie des sociétés primitives (1972), Gallimard, 1976.
[11] Ibid., p. 183-187 (souligné par Clastres). [12] Ibid., p. 193.
[13] Ibid., p. 195. [14] Ibid., p. 196-199. [15] Ibid., p. 200-202.
[16] Ibid., p. 203-205 [17] Ibid., p. 206-207. [18] Ibid., p. 218 vs p. 226-227.
[19] Ibid., p. 219. [20] Ibid., p. 211-212. [21] Ibid., p. 230-231.
[22] Ibid., p. 228. [23] Ibid., p. 232. [24] Ibid., p. 239.
[25] Ibid., p. 237. Cf. Christian Ferrié, Le Mouvement inconscient du politique (2017), p. 83-97.
[26] Ibid., p. 217. [27] Ibid., p. 221-225. [28] Ibid., p. 227 vs p. 233.
[29] Ibid., p. 235. Cf. Pierre Clastres, Mythologie des Indiens Chulupi, édition préparée par Michel Cartry et Hélène Clastres, Peeters, Louvain-Paris, 1992, p. 123-124.
[30] Ibid., p. 226. Cf. Tacite, Germania, XIV, 4-5 : en voir la trad. fr. de La Germanie par J. Perret, Les Belles Lettres, 1997, coll. « classiques en poche », p. 111.
[31] Ibid., p. 234-235. Cet exemple et le suivant, un Cheyenne tué en chargeant seul l’armée américaine, font référence aux Mémoires d’un Sioux : Élan Noir ou la vie d’un saint homme des Sioux oglalas relatée par John Neihardt (1932), trad. fr. de l’anglais, Stock, 1977, p. 122-124 (il s’agit en fait d’un Lakota).
[32] Ibid., p. 236. Cf. Montaigne, Les Essais, PUF, coll. « quadrige », 1992, « De la cruauté », livre II, chap. XI, p. 430 vs p. 432 & « Des cannibales », livre I, chap. XXXI :

les Tupinamba « ayant apperçeu que les Portuguois, qui s’estoient r’alliez à leurs adversaires [*les Tupinankin], usoient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient, qui estoit de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de traict, et les pendre apres : ils penserent que ces gens icy de l’autre monde, comme ceux qui avoyent semé la connoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui estoient beaucoup plus grands maistres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devoit estre plus aigre que la leur, commencerent de quitter leur façon ancienne pour suivre cette-cy. Je ne suis pas marry que nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy, jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons, non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion), que de le rostir et manger apres qu’il est trespassé. » (p. 209)

[33] Ibid., p. 239 & n. 1 sur les confréries de guerriers-suicide.
[34] Ibid., p. 235, cf. p. 38-39 & La société contre l’État (1974), p. 178-179.

3.
La torture rituelle des corps : une violence ?

Si la torture rituelle des corps des Indiens leur fait endurer d’incontestables souffrances, peut-on pour autant parler de violence au sens d’un abus ou d’un excès dans l’usage de la force du groupe qui s’exercerait aux dépens de l’individu[1] ?

C’est ce dont traite l’article, réédité dans La société contre l’État, à propos « De la torture dans les sociétés primitives » (1973). Selon Clastres, le rite d’initiation inscrit sur les corps le savoir collectif de la loi tribale de l’égalité[2] : Tu n’auras pas le désir de pouvoir (sur les autres) ; Tu n’auras pas le désir de soumission (des autres ou aux autres). Cette inscription sur les corps s’effectue « avec une terrible cruauté », dont la fonction serait néanmoins de viser et veiller « à empêcher l’avènement d’une terrifiante cruauté » : celle de la loi d’inégalité de l’État[3] que les co-détenus des camps de l’URSS des années 1960-70 inscrivent sur leur corps en écrivant sur leur front ‟esclaves de Khrouchtchev” ou ‟esclave du P.C.U.S.”[4]. Quelle différence y a-t-il entre cette terrifiante cruauté de la terreur totalitaire et la terrible cruauté des tortures imposées aux jeunes gens par la communauté primitive ?

À titre d’exemple, Pierre Clastres reprend à l’ouvrage de George Catlin, Les Indiens de la Prairie (1876), l’exemple d’un jeune Mandan à la jambe ensanglantée, déchirée par le poids d’un crâne d’élan, qui se traîne sur 1 km pour aller implorer le grand esprit pendant trois jours et trois nuits, seul, sans secours ni nourriture, avant de revenir sur les genoux dans le village où il sera soigné et nourri. Selon Clastres, la force qui le pousse n’est point une pulsion masochiste, mais « le désir de fidélité à la loi, la volonté d’être, ni plus ni moins, l’égal des autres initiés.[5] » Selon l’interprétation classique de Catlan, le jeune homme entend montrer ainsi sa capacité de résistance individuelle. Sans contredire Catlin, Clastres avance qu’il s’agirait plus encore d’un enseignement dispensé par la tribu à la jeune personne dont la modalité serait l’intensité de la souffrance qui lui est infligée avec cruauté pour assurer « la prise de possession du corps par la société[6] » en imprimant lui sa marque : le supplice, à endurer en silence, est une épreuve marquante qui laisse une trace ineffaçable sur le corps et, donc, un souvenir inoubliable de l’appartenance au groupe. Clastres en donne plusieurs exemples dont celui, chez les Abipone, du cruel tatouage des visages des jeunes filles lors de leur première menstruation[7]. Ces terribles tortures sont-elles pour autant des violences ?

À l’heure actuelle, personne ne qualifierait de violence les souffrances endurées pour se faire tatouer, lifter ou opérer. La seule différence, c’est la cruauté de la torture infligée pour faire souffrir, même si cette cérémonie rituelle est acceptée comme une règle fondamentale du groupe qui est voulue par les jeunes gens, du moins dans les conditions d’une société primitive. Car il en va autrement dès lors que la société primitive est en voie de dissolution. À l’époque où Clastres se trouve parmi les Achè, un groupe guayaki, une jeune fille nommée Chachugi refuse les scarifications : contaminée par le contact avec les Blancs, elle refuse la loi des Achè, terrifiée qu’elle est par l’épreuve de la douleur ; un matin, on découvre le cadavre de la petite morte pendant la nuit, sans commentaire, car les Achè savent[8]… C’est le début de la fin !

Dans la Chronique des Indiens Guayaki (1972), Clastres décrit les cruels rites en vigueur dans cette société. Les garçons guayaki doivent endurer deux rites d’initiation. Tout d’abord, la perforation de la lèvre inférieure pour y introduire un lacet donne droit au garçon à séduire les femmes[9] : il est alors une sorte d’insouciant séducteur que symbolise le jaguar solitaire et cannibale. Quelques années plus tard, la scarification du dos, d’une atroce douleur – il s’agit de dix incisions en ligne droite, du haut de l’épaule jusqu’au sommet des fesses –, lui donne le droit à être mari d’une épouse ayant des enfants : la souffrance lui ayant permis de payer sa dette à la tribu, le jeune devient un homme ‟terrible”[10]. Par contraste, les premières menstruations des filles donnent lieu à deux épreuves rituelles qui s’effectuent à la suite l’une de l’autre : tout d’abord, les filles nouvellement menstruées sont cloîtrées dans une hutte de réclusion, avant une séance de flagellation avec des verges de tapir par des vieilles femmes qui leur infligent des coups trop courts pour être vraiment douloureux ; comme pour les garçons, une pierre sert ensuite à scarifier leur corps, depuis la base des seins jusqu’au sexe, deux fois de chaque côté en forme d’arc de cercle, l’espace intérieur étant strié sur toute la largeur du ventre par des entailles plus courtes et courbes[11]. Les plaies enduites de charbon de bois pour cicatriser laissent une trace indélébile : la jeune fille est devenue femme.

Si le chasseur est touché par la malchance, il la conjurera en se faisant lui-même de nouvelles scarifications ou en se les faisant faire par un compagnon[12]. La souffrance du rituel est bien violente, mais la douleur ressentie n’est pas comprise comme une violence commise2 par les responsables du rituel et elle ne fait pas même violence à1 l’individu qui veut subir cette cruelle épreuve. Sans l’embellir pour autant, Clastres s’attache à penser la fonction sociale de la torture infligée aux corps au sein du groupe primitif. Il y aurait comme un « jeu de la violence[13] » contrôlée ou canalisée qui reviendrait, lors des rituels d’initiation, à ménager la violence de la vie pour préparer les jeunes gens à la dureté de la vie d’adulte. Il y en a un très bel exemple chez les Guayaki : la violence de la vie qui sépare les enfants de leur mère provoque une protestation chantée-pleurée des femmes, laquelle déclenche l’agressivité des hommes dont le chant redouble agressivement de force et de violence[14], avant que ne s’abattent sur elles des coups de poing et de pied assénés par les pères des initiés ; cette « violence subite » des hommes hors d’eux-mêmes qui menacent, pour se venger, de flécher les femmes et même les initiés, que doit protéger leur vengeur-justicier[15], répondrait à la nécessité de laisser grandir les enfants en les préparant à affronter la violence de la vie[16]. La violence humaine de la culture répondrait en fait à la violence de la nature…

Se soumettre à de telles épreuve de force mentale et physique (supporter la douleur des initiations, risquer sa vie à la guerre ou à la chasse) – sans donc se faire violence en se forçant à faire ce que la communauté attend, mais en tirant fierté ou gloire d’en être capable –, ce n’est pas subir une violence imposée par la société par l’intermédiaire d’une mythologie aliénante : c’est endurer la souffrance de la vie sociale, comme les autres, et ne s’en venger que contre les ennemis…

[1] C’est la position de Claude Lefort dans son article sur « L’œuvre de Clastres », in : M. Abensour (dir.), L’esprit des lois sauvages, Seuil, 1987, p. 197-201. L’ethnologue aurait négligé de reconnaître « l’extériorité première de la loi », laquelle impose la torture des corps : le corps naturel étant habité par des forces invisibles qui ont leur siège en dehors de lui, « le corps propre de chacun ne s’appartient pas ». Lefort regrette que Clastres ait par conséquent négligé le fait que l’imposition de l’égalité passe par une intrusion violente de la loi dans le corps : imprudemment – faut-il préciser –, à considérer la description clastrienne de la cruauté « De la torture dans les sociétés primitives » (1973). C’est que Lefort, reprenant de manière anachronique les termes de la critique furetiste de la Révolution française, interprète ces tortures cruelles comme des pratiques pouvant parfois « avoisiner la terreur » : le pouvoir coercitif de la communauté en userait pour « faire régner l’égalité entre les hommes ».
[2] Clastres, La société contre l’État (1974), p. 154.
[3] Ibid., p. 160 (souligné par mes soins).
[4] Ibid., p. 153. [5] Ibid., p. 159. [6] Ibid., p. 155. [7] Ibid., p. 157.
[8] Ibid., p. 152-153.
[9] Clastres, Chronique des Indiens Guayaki (1972), p. 134-135.
[10] Ibid., p. 142-143. [11] Ibid., p. 144-151. [12] Ibid., p. 232.
[13] Ibid., p. 138. [14] Ibid., p. 130-131. [15] Ibid., p. 138-139.
[16] Dans La violence de l’interprétation (1975), Piera Castoriadis-Aulagnier explique que cette violence symbolique est nécessaire pour faire sortir l’infans de sa bulle autistique…

4.
La violence première entre souffrance et vengeance

La violence humaine serait prise dans un cycle originaire qui la ramène, en amont, à la souffrance de la vie naturelle et culturelle comme source du désir agressif de faire souffrir d’autres êtres à leur tour par le moyen d’une vengeance qui permet d’épancher l’agressivité provoquée par la souffrance. C’est la série qui permettrait de retracer la genèse psycho-sociale de la violence humaine en général : Souffrance–vengeance–violence–souffrance, etc.

Dans le cas des sociétés premières, c’est très net : la violence se présente sous les traits de la vengeance à exercer sur les ennemis. C’est pourquoi la violence primitive est très souvent justifiée en invoquant le désir de vengeance qui, normalement, est dirigée contre les ennemis : les Iroquois pour le guerrier algonkin évoqué par Champlain[1]. Une théorie critique de la société primitive est donc aux antipodes de l’irénisme, externe, et du convivialisme, interne. Pour autant, une théorie critique de la conflictualité intracommunautaire ne doit pas succomber à un pan-polémisme généralisé ou indifférencié. Au sein des sociétés premières, il s’agit bien de canaliser la violence en la dirigeant vers l’extérieur et en la contenant à l’intérieur. Vengeance et violence sont expulsées hors du groupe propre.

Reste que l’échange social entre amis ou alliés peut être affecté par des rancunes accumulées au cours du temps à la suite d’éventuelles déceptions[2] : le sentiment d’un échange inéquitable, d’un côté ou de l’autre, voire de part et d’autre, peut alors être à la source d’un ressentiment[3] qui affecte la confiance entre partenaires au point de menacer leur relation pacifique. Dans les Argonautes du Pacifique occidental (1922), Malinowski décrit à plusieurs reprises des scènes ambiguës où la rencontre pacifiée de l’échange intertribal qu’est la kula est imprégnée d’une atmosphère de fierté agressive, sans impliquer pour autant d’élément polémique[4] : par contraste, trois générations auparavant, les indigènes auraient été armés de boucliers et de lances, arborant des « armes sculptées »[5].

Dans La chronique des Indiens Guayaki (1972), Clastres indique ce même danger que l’échange matrimonial puisse à terme déclencher un conflit armé si le don n’est pas équilibré par un contre-don équivalent : la gestuelle guerrière des protagonistes qui donnent une femme constitue un avertissement social adressé aux alliés exogamiques que l’échange doit être équitable[6]. Mais il y a un danger encore plus grand pour la communauté primitive. La violence peut exploser au sein du groupe, en particulier lors de beuveries : c’est une bonne occasion de laisser les rancœurs éclater dans des rixes auxquelles les jeunes hommes se livrent volontiers ; s’ils sont ainsi violents, explique Clastres, c’est qu’ils veulent dominer hiérarchiquement les autres[7]. C’est pourquoi il faut canaliser la violence des jeunes hommes par des rites et la détourner du groupe grâce à la guerre ritualisée. Or ce n’est plus possible chez les Guayaki. Quel est donc le destin pulsionnel du désir de violence au sein de ce groupe primitif en pleine décomposition ?

Dans sa Chronique des Indiens Guayaki, l’ethnologue mentionne de nombreux assassinats au sein du groupe, le plus souvent des filles, alors même que les Achè détestent la violence et aiment leurs enfants. Il est très discrètement question de la mort de cette jeune femme qui avait refusé d’être scarifiée[8]. Il y a donc bien de la violence au sein du groupe : ce qui contredit le schéma convivialiste d’un don contre don bon enfant au sein du groupe et d’un commerce irénique entre groupes alliés. Il y a là un paradoxe d’autant plus criant que ces assassinats contribuent manifestement à l’autodestruction du groupe :

« Profonde est la douleur de Jakugi, pas moins que celle dont fut torturé Rambiangi. Celui-ci l’a abolie en vengeant son tuty dans le meurtre. À son tour Jakugi rumine le même projet ; il lui faudra venger. Pourquoi la mort d’un enfant doit-elle sanctionner la mort d’un autre ? Ils ne sont pourtant pas des grandes personnes et leur ove n’a pas besoin, comme celui d’un chasseur, de compagnie pour s’en aller. Les Achè l’affirment d’ailleurs : pas de jepy pour un kromi. Qui donc alors Rambiangi a-t-il vengé ? Et qui Jakugi s’apprête-t-il à venger ? Moins sans doute le premier son neveu et le second son ‟fils”, que la commune blessure dont il souffre. Chono [leur dieu] et les Beeru [les Blancs] poussent les Achè jusqu’au-delà de la douleur. Leur compagne la plus fidèle, c’est, de plus en plus, la mort. Pourquoi Chono a-t-il foudroyé la ‟tête tendre”, sinon pour signifier qu’il ne veut plus laisser les Achè exister ? À quoi bon dès lors s’obstiner à la lutte, et aider les kromi à grandir, puisque Chono lui-même les tue ? Parfois les Achè se sentent perdus, on devient fou dans un tel dénuement. Plus rien devant soi que la mort. Les hommes tuent des enfants, ils se détruisent. C’est le malheur indien, la fête tragique de leur fin.[9] »

Tout est dit, mais il faut bien comprendre ce qui se joue dans ce drame collectif d’une tribu où les hommes tuent leurs enfants pour se venger de la souffrance qu’ils éprouvent, alors même qu’ils ne sont pas violents en général. Il y a bien une certaine brutalité des hommes envers les femmes, et en particulier des maris envers leur épouse[10], mais les hommes n’en montrent aucune envers les enfants[11] : il n’y a pas non plus de violences entre enfants, ni de viol des femmes[12], celles-ci s’imposant face aux hommes à la faveur du sex ratio[13]. Il y a de surcroît un respect animiste des animaux qui sont certes tués, mais qu’il faut respecter pour éviter leur vengeance qui se traduirait par une agression mortelle[14]. Pourtant, ce cas de figure indique a contrario la motivation des assassinats d’enfants au sein du groupe : il s’agit de se venger… Mais de quoi et de qui ?

Il leur faut venger une mort impromptue, celle de l’enfant foudroyé[15] et des deux autres morts qui s’ensuivent. Or, c’est le premier constat à faire, la violence éprouvée comme vengeance est de prime abord subie ou reçue avant d’être rendue. La raison de la violence est le désir de vengeance éprouvé comme nécessité face aux forces des âmes errantes auxquelles il faut répondre. Chez les Guayaki, les forces mauvaises à écarter[16] sont des puissances invisibles, par exemple à l’origine de la foudre qui s’abat (du fait de la haine de Chono)[17] : c’est la violence des éléments (sur)naturels ou des âmes errantes. Car l’esprit méchant des morts (ianve)[18] est en quête d’un compagnon pour éviter la solitude de la mort : le fils est venu chercher sa mère[19], ou la mère son fils, en prenant la forme du jaguar dévorateur ou cannibale, qui s’avère d’ailleurs providentiel[20] puisqu’il évite au groupe de tuer la vieille[21]. Reste que le cycle de la vendetta ne s’arrête jamais : comparable à un cercle fatal qui contamine[22], cette guerre incessante des morts contre les vivants[23] serait une figure de l’agonie (du groupe) comme destin même de la mort violente qui frappe douloureusement le groupe. Tous les accidents ou maladies étant vécus comme des vengeances à venger, il faut venger toute mort par une autre mort en s’appuyant sur la colère, masculine, pour rétablir l’équilibre, pendant que les femmes pleurent – « c’est leur rôle » – en raison de cet ennemi surhumain qui s’en prend au groupe : la vie entière du monde s’est faite hostile. Personne n’est coupable de ce processus en cours qui renvoie à un fait historique : les Achè s’entre-détruisent ; par contraste avec la joie de tuer l’ennemi[24], il s’agit alors de s’infliger « à son tour » un coup mortel pour effacer le malheur en tuant une fille aimée de son père, alors même qu’aucune violence n’habite le vengeur. Ce serait comme si la cause de la violence était refoulée dans la colère humaine – d’être mortel au monde – comme relais de l’agressivité naturelle. L’ethnologue découvre, chez les Guayaki, la vérité primitive de la vengeance comme contrepoids à la souffrance éprouvée :

« La ‟vengeance”, c’est, chez les Guayaki, le contrepoids des choses, le rétablissement d’un équilibre provisoirement rompu, la garantie que l’ordre du monde ne subira pas de changement. De quoi le jepy – le venger – est-il vengeance ? De tout événement, positif ou négatif, nuisible ou bénéfique qui, issu du monde des choses et du monde des hommes, est susceptible d’introduire, dans la communauté des Aché un surplus ou d’y ouvrir un manque. Soumettre à la règle les choses et les êtres, tracer ou déceler pour toute déviation la limite de son déploiement, maintenir une et sereine la figure parfois mouvante du monde »[25].

La violence subie en raison d’un coup du sort compris comme vengeance est exercée en retour comme contre-coup conforme à la logique du don contre don : c’est, à l’origine (et au terme de l’échange de coups), une souffrance humaine à endurer pour supporter la violence de la vie, mortelle, et donc tout autant la souffrance de la mort qui sanctionne la vie mortelle au monde. Malgré leur enracinement éventuel dans l’agressivité des grands primates, les violences premières seraient de ce fait proprement humaines en raison de leur rapport à la souffrance provoquée par la violence de la vie : quelle qu’en soit la forme, depuis les Achuar réducteurs de tête jusqu’aux Tupi-Guarani cannibales en passant par les scalps et les tortures infligées aux guerriers ennemis pour se venger et les effrayer, sans parler des captures de femmes, la violence apparaît en réaction de vengeance à la souffrance subie. Pourtant, la violence primitive resterait en quelque sorte équitable !

[1] Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique (1980), p. 234.
[2] Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, 1980, p. 167-171 vs p. 179-182.
[3] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), Plon, « Terre humaine/poche », 1972, p. 358-360.
[4] Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific (1922), New York, E. P. Dutton, 1961, p. 44-45 ; trad. fr. par A. et S. Devyver, Les Argonautes du pacifique occidental, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 101-102.
[5] Ibid., p. 154, trad. fr. p. 215.
[6] Clastres, Chronique des Indiens Guayaki (1972), p. 183.
[7] Clastres, Recherches d’anthropologie politique (1980), p. 243-244.
[8] Ibid., p. 152-153. [9] Ibid., p. 207.
[10] Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki (1972), p. 203.
[11] Ibid., p. 191-192. [12] Ibid., p. 167. [13] Ibid., p. 172.
[14] Ibid., p. 127-128, p. 199 & p. 217. [15] Ibid., p. 204. [16] Ibid., p. 37.
[17] Ibid., p. 204. [18] Ibid., p. 101. [19] Ibid., p. 100. [20] Ibid., p. 100.
[21] Ibid., p. 99. [22] Ibid., p. 209. [23] Ibid., p. 101. [24] Ibid., p. 208.
[25] Ibid., p. 178.