Clastres

analyses ponctuelles concernant
La société contre l’État (1974)

L’institution politique du chef sans pouvoir

« Echange et pouvoir :
philosophie de la chefferie indienne » (1962)

Le chef amérindien semble bénéficier d’un régime de faveur : le privilège, le plus souvent exclusif, de la polygamie[1]. Clastres analyse ce statut très particulier, qui semble extra-ordinaire : dans les conditions d’égalité complète entre tous les membres de la communauté primitive, le chef semble faire exception en raison de l’inégalité de l’échange entre le groupe et cet individu privilégié[2]. Afin d’expliquer cette anomalie et de résoudre le problème politique posé par l’institution d’une inégalité statutaire au sein d’une société égalitaire, Clastres analyse les quatre traits distinctifs du chef : aux trois notés par Robert H. Lowie (1948), P. Clastres ajoute la polygénie ; mais il trace une ligne de démarcation au sein de ces quatre traits en discernant l’être et le faire de la chefferie politique. Car ce que fait le chef, sa fonction proprement politique de modération et de pacification des conflits [1], a pour condition de possibilité sociologique son être, c’est-à-dire les trois autres qualités du chef : sa générosité [2], son talent oratoire [3], et son privilège polygamique [4], qui s’articulent au niveau proprement social :

« cette Trinité de prédicats : don oratoire [3], générosité [2], polygynie[4], attachés à la personne du leader, concerne les mêmes éléments dont l’échange et la circulation constituent la société comme telle, et sanctionnent le passage de la nature à la culture. C’est d’abord par les trois niveaux fondamentaux de l’échange des biens [2], des femmes [4] et des mots [3] que se définit la société ; c’est également par référence immédiate à ces trois types de “signes” que se constitue la sphère politique des sociétés indiennes »[3].

Clastres récuse l’hypothèse d’un échange équilibré entre la communauté et son chef, et ce en invoquant le caractère exorbitant du privilège polygamique : le chef ne peut rendre à la société, sous forme de biens [2] et de paroles [3], l’équivalent de ce qu’il reçoit du groupe à travers la polygynie [4][4]. Constatant qu’à chacun de ces trois niveaux de la communication sociale, l’échange se fait à sens unique – du groupe au chef, pour les femmes [4], et du chef au groupe, pour les biens [2] et les paroles [3] –, Clastres en induit que le chef est de facto exclu de l’échange social et, par conséquent, de la société[5]. Cette mise en scène de la sphère politique comme extérieure à la société aurait pour fonction, inconsciente, de montrer que le pouvoir politique, par essence coercitif, est dirigé contre le groupe. Car le sens masqué de ce dispositif est, selon Clastres, de réduire le pouvoir du chef à la mesure de l’impuissance de rembourser la dette consentie auprès du groupe en acceptant un don [4] sans pouvoir fournir de contrepartie (équivalente) :

« La fonction, en s’exerçant, indique ainsi ce dont on cherche ici le sens : l’impuissance de l’institution. Mais c’est au plan de la structure, c’est-à-dire à un autre niveau, que réside, masqué, ce sens »[6].

Au niveau de la structure, l’institution proprement politique [1] est séparée de la société constituée par les trois formes d’échanges (biens, paroles, femmes) qui sont tout autant d’institutions sociales [2-4]. La fonction de cette séparation structurelle, c’est de mettre en scène l’impuissance d’une institution politique qui serait séparée de la société. Le chef ne fait donc pas tout simplement figure d’exception au sein de la société primitive. Car la mise en scène de cette figure d’exception est le moyen inconsciemment élaboré par cette société pour se figurer l’impuissance du chef sans pouvoir sur lequel la société exerce un « réel pouvoir ». La chefferie indienne est donc, inconsciemment, instituée dans l’intention sociologique de figurer « l’impuissance de l’institution » d’un chef condamné à être contrôlé et contesté, si besoin est, par la société. Le lieu réel du pouvoir étant occupé par la société elle-même, le chef sans pouvoir réel n’occupe que le lieu apparent du pouvoir : le milieu central de la communauté. Et il doit le quitter s’il croit pouvoir transformer le centre fictif en un centre réel de pouvoir despotique, coercitif et violent :

« Le chef assez fou pour songer, non point tant à l’abus de pouvoir qu’il ne possède pas, qu’à l’us même du pouvoir, le chef qui veut faire le chef, on l’abandonne : la société primitive est le lieu du refus d’un pouvoir séparé, parce qu’elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir »[7].

En 1962, Clastres met en relation la position du chef, prisonnier du groupe dans une sphère politique dépourvue de tout pouvoir, et la signification de son discours : ses paroles, nous explique-t-il, expriment les valeurs essentielles du groupe sans avoir, pourtant, aucune espèce de valeur d’échange social comme signe communicatif. À propos de ce « processus de dé-signification et de valorisation des éléments de l’échange », il suggère une interprétation de la conversion de l’état de signe à l’état de valeur[8] dans le discours du chef, qui pourrait bien valoir pour le chef lui-même :

« Peut-être [ce processus au sein du discours du chef, ce discours] exprime-t-il, au-delà même de l’attachement de la culture à ses valeurs, l’espoir ou la nostalgie d’un temps mythique où chacun accède à la plénitude d’une jouissance non limitée par l’exigence de l’échange.
Cultures indiennes, cultures inquiètes de refuser un pouvoir qui les fascine : l’opulence du chef est le songe éveillé du groupe. Et c’est bien d’exprimer à la fois le souci qu’a de soi la culture et le rêve de se dépasser, que le pouvoir, paradoxal en sa nature, est vénéré en son impuissance : métaphore de la tribu imago de son mythe, voilà le chef indien »[9].

Incarnant le mythe de la satisfaction illimitée du principe de plaisir, c’est-à-dire le rêve ou mieux le fantasme de l’absence de toute limitation du plaisir par le principe de réalité, la figure du chef manifesterait l’ambivalence des cultures indiennes envers le pouvoir. Prototype de l’inconscient collectif des cultures primitives, le chef serait la figure même de l’interdit désiré et du désir interdit d’une jouissance illimitée qui refoulerait le principe de réalité. Devant la tribu fascinée, le chef jouerait en rêve le rôle mythique d’une vie naturelle où le principe de plaisir dominerait exclusivement à travers l’exclusion du principe de réalité culturelle. Mais c’est en réalité un fantasme… Dans un mythe crow invoqué par Lévi-Strauss, il est question du fantasme de l’omnipotence « d’un chef qui accaparait toute la nourriture et toutes les femmes » : dans ce mythe d’une tribu matrilinéaire, le chef est vaincu par le héros[10].

[1] La société contre l’État (1974), « Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne » (1962), p. 29.
[2] Ibid, p. 35.
[3] Ibid., p. 33-34. Clastres fait référence à Robert H. Lowie, « Some Aspects of Political Organization among the American Aborigines » (Huxley Memorial Lecture for 1948, The Journal of the Royal Anthropological Institute, 78, n° 1-2, 1948), in Cora Du Bois (éd.), Lowie’s selected Papers, University of California Press, 1960, p. 270-277.
[4] Ibid., p. 35.
[5] Ibid., p. 36-38. Dans son Anthropologie structurale (1958), Claude Lévi-Strauss évoquait déjà la révolution copernicienne qui consisterait à « interpréter la société dans son ensemble, en fonction d’une théorie de la communication », et ce à trois niveaux : « les règles de la parenté et du mariage assurent la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et des services, et les règles linguistiques, la communication des messages » (Plon, 1974, p. 100-101, cf. p. 76-77).
[6] Ibid., p. 34.
[7] Ibid., p. 136 (chap. 11).
[8] Ibid., p. 42. En 1951, Claude Lévi-Strauss défendait Les structures élémentaires de la parenté (1947) contre l’accusation d’être un “livre antiféministe” qui traite les femmes comme des objets, en invoquant la distinction entre signes et valeurs : si les mots ne sont des valeurs que pour les poètes, et non pour le commun des mortels qui n’y voient que de simples signes, « en revanche, le groupe social considère les femmes comme des valeurs d’un type essentiel » ; c’est qu’à l’inverse des mots, qui ne parlent pas, les femmes ne sont pas seulement des signes qui jouent le rôle d’éléments dans le système communicatif de l’alliance, elles sont en même temps des productrices de signes et, comme telles, elles ne peuvent être réduites à l’état de symboles ou de jetons (Anthropologie structurale, Plon, 1974, p. 76-77).
[9] Ibid., p. 42.
[10] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques III : l’origine des manières de table, Plon, 1968, p. 303. Lévi-Strauss fait référence à un mythe crow (M467) qu’a recueilli Lowie : Robert H. Lowie, « Myths and Traditions of the Crow Indians », APAMNH, vol.25, part i, New York, 1918, p.128-132.


Les sens de l’inconscient

« L’arc et le panier » (1966)

Dans l’ordre socio-sexuel, il y a une opposition fondamentale et centrale entre les rôles complémentaires que jouent les deux sexes dans la société guayaki :

 

homme avec arc

femme avec panier

économique

chasse, préparation de la collecte

collecte, artisanat, cuisine,
transport des biens

forêt

lieu du mouvement et de l’existence authentique

lieu du risque
et de la banalité quotidienne

campement

lieu du repos et du bricolage : espace de la banalité quotidienne

lieu de contrôle de la vie familiale et lieu de l’existence authentique comme mère et épouse

vie culturelle (type de chant)

chant individuel auto-centré : s’auto-exaltant en célébrant la gloire du chasseur et les valeurs rendant supportable la vie [3.]

“salutation larmoyante” : chant choral comme rituel d’accueil sur un ton plaintif

vie sociale (échanges)

1. circulation des biens : réciprocité du don contre don de gibier entre chasseurs

2. circulation des femmes :
polyandrie en raison du sex ratio

interprétation structurale [*CF* du point de vue masculin]
  1. échange social des biens comme signes:
    au niveau de la consommation, disjonction entre chasseur et animaux morts – pour éviter (par crainte du pané) – au niveau de la production, disjonction entre chasseur et animaux vivants
  1. échange matrimonial:
    au niveau matrimonial de la polyandrie forcée,
    obligation désagréable sous pression du groupe et conscience d’une aliénation
  1. échange culturel de paroles sans fonction communicative:
    dans le chant, disjonction entre parole et signe ;
    pour le chanteur, disjonction entre individu et société.

[interprétation]

Dans le chant solitaire nocturne du chasseur-époux qui proteste inconsciemment contre la condition polyandrique, le signe social est devenue valeur pour l’individu qui désire abolir sa condition sociale[1]. Clastres interprète ainsi le sens des chants des Indiens Guayaki qui leur fournit, « sans qu’ils le sachent », le moyen d’échapper à la vie sociale en refusant le simple échange de paroles à fonction purement communicative[2] :

« cette liberté [de création] que les hommes vivent et disent en tant que chasseurs ne pointe pas seulement la nature du rapport qui comme groupe les lie aux femmes et les en sépare. Car, à travers le chant des hommes, se décèle, secrète, une autre opposition, non moins puissante que la première [l’opposition aux femmes] mais inconsciente celle-ci : celle des chasseurs entre eux »[3].

Dans L’arc et le panier, Clastres use du terme inconscient dans le sens même où Lévi-Strauss l’emploie, et ce afin de reconnaître à la linguistique structurale le mérite de nous avoir habitué à l’idée même d’une pensée inconsciente : il n’y a « point de paradoxe à ce que le plus inconscient et le plus collectif en l’homme – son langage – puisse également en être la conscience la plus transparente et la dimension la plus libérée »[4]. Dans la mesure, cependant, où la pensée sauvage, à travers ces chants qui reposent en un langage encore premier, fait signe vers la pensée[5], Clastres use du terme heideggerien d’impensé pour caractériser ce rapport des hommes à leur société qui, « même s’il ne surgit jamais à leur conscience », est au contraire « plus actif encore de subsister inconscient » :

« Car, dans leur chant, les hommes expriment à la fois le savoir impensé de leur destin de chasseurs et d’époux et la protestation contre ce destin »[6].

Comme la référence hégélienne en 1962, la référence heideggerienne en 1966 entre moins en concurrence avec l’usage sociologique du concept d’inconscient qu’elle ne s’y surajoute pour l’éclairer : signalant ainsi la difficulté qu’il y a à penser un savoir impensé ou non-conscient de soi. C’est cette difficulté qui contraint Clastres à parler d’inconscient à la suite de Lévi-Strauss ou d’impensé à la suite de Heidegger. La référence à Heidegger est donc très loin d’être pour Clastres le reste ornemental de l’époque révolue de ses études philosophiques, même s’il existe dans les premiers textes des tics de langage qui trahissent une phase heideggerienne de sa pensée.

C’est Clastres lui-même qui le concède dans un entretien de décembre 1974. Mais il ne reconnaît ce point que pour le tempérer immédiatement par une dénégation : ce ne sont « pas toujours des tics », par exemple lorsqu’il avance, en 1966, que le chant des Guayaki est l’abri du langage[7]. Car ce que Heidegger dit du langage pourrait se dire des Sauvages, lesquels ont « un respect du langage » qui ne se trouve nulle part ailleurs : Clastres déclare avoir fait Le grand parler justement pour le montrer[8].

Son intérêt pour la pensée primitive ne se démentira pas : de l’article de 1967, « De quoi rient les Indiens ? », consacré à la pensée indigène des Chulupi du Chaco, à ce livre de 1974, Le grand parler, à propos de la pensée guarani de l’Un comme Mal. L’article de 1967 prend un air nietzschéen pour affirmer que, dans leurs mythes, les Chulupi cultivent le rire afin de transmettre la culture de la tribu sous la forme d’un gai savoir[9]. C’est un air heideggerien que le livre de 1974 entend dans la lyrique des Belles Paroles des Guarani qui sont célébrées comme « l’éclosion d’une pensée, au sens occidental du terme » : même s’ils affirment le contraire des Présocratiques (l’Un, c’est le Mal, et non le Bien), leurs chants font pourtant, à nos oreilles du moins, écho à « la pensée métaphysique qui, depuis sa plus lointaine origine grecque, anime l’histoire de l’Occident »[10].

Dans La société contre l’État (1974), Clastres précise la référence : c’est Héraclite qui dit que l’Un, c’est le Bien. Ce même passage du chapitre éponyme (1974) de cet ouvrage affirme que « Prophètes dans la jungle » (1970) et « De l’un sans le multiple » (1972-73) témoignent de cette « parole prophétique encore vivante »[11] des sages guarani du XXe siècle, laquelle fait « tressaillir jusqu’au vertige la plus lointaine aurore de la pensée occidentale »[12] : l’Un devient signe du Fini et ancrage de la mort[13]. Les allusions de Clastres sont suffisamment claires pour permettre de reconnaître dans les prophètes tupi-guarani des penseurs de la finitude.

[1] La société contre l’État (1974), « L’arc et le panier » (1966), Minuit, 1974, p. 109-110.
[2] Ibid., p. 108.
[3] Ibid., p. 99.
[4] Ibid., p. 109.
[5] Ibid., p. 108.
[6] Ibid., p. 106.
[7] Ibid., p. 111. Dans un entretien de juillet 2003, Bento Prado Junior prétend que « Clastres n’a jamais cessé de lire la Lettre sur l’humanisme. Il n’est pas impossible de penser à l’idée du « langage comme demeure de l’Être » comme arrière-plan à l’idée des rapports entre structures du langage et structure de la nature » (p.81). La référence vaut de la traduction que Colette Callier-Boisvert propose de cet entretien dans le Cahier Clastres : « À propos de Pierre Clastres. Entretien avec Bento Prado Junior », p.79-88 in Pierre Clastres (2011).
[8] « Entretien avec Pierre Clastres (14 décembre 1974) », p. 23 vs p. 34-35 (Cahier Clastres de 2011).
[9] La société contre l’État (chapitre 6), « De quoi rient les Indiens ? » (1967), p. 128-132.
[10] Le Grand Parler (1974), p. 10-12.
[11] Chapitre éponyme (1974) de La société contre l’État, p. 184-185.
[12] La société contre l’État (chapitre 9), « De l’un sans le multiple » (1972-73), p. 148.
[13] Ibid., p. 149.