Kant ou la violence injustifiable !

Kant
La violence injustifiable (II) :
critique des violences ‟civilisées”

L’entrée dans l’état civil du droit public qui garantit le droit privé par la force de la puissance publique de l’État n’exclut pas pour autant une rechute dans la violence naturelle ou sauvage. Il y a plusieurs formes de violence qui peuvent être comprises comme de telles régressions, depuis les crimes individuels jusqu’aux rébellions collectives en passant par les guerres interétatiques et les violences tyranniques. Kant condamne en droit toutes ces formes de violence comme injustifiables. Mais il y a une violence qui fait exception : chacun serait en fait autorisé de tuer un innocent pour sauver sa vie, sans que ce soit pour autant un droit au sens strict du terme. Kant parle de cette autorisation (Befugnis) comme d’un droit équivoque (ius aequivocum)…

0.
L’exception du cas équivoque d’une violence autorisée

Le droit à me défendre contre un agresseur qui met ma vie en péril en lui ôtant la sienne préventivement n’est pas équivoque : chacun a le droit naturel de défendre sa vie contre une injuste agression (ius inculpatae tutelae). Ce que Kant considère comme un droit dans l’urgence de la détresse (Notrecht) et qu’il pense sous la catégorie de ius necessitatis est le prétendu droit qui autorise à commettre une violence (erlaubte Gewalttätigkeit) contre quelqu’un pour sauver sa propre vie, alors que l’autre ne cherchait pas lui-même à y attenter : c’est le cas d’école où un naufragé s’approprie la planche de salut d’un autre[1]. Aucune sanction ne pouvant empêcher un homme de sauver sa vie (car la perspective incertaine de la peine de mort que décrèterait éventuellement le tribunal ne peut surpasser la peur que le naufragé a de se noyer avec certitude s’il ne tue pas l’autre), le tribunal ne peut condamner cette violence qu’il autorise donc rétrospectivement. Cela n’équivaut pas à reconnaître objectivement dans un texte de loi le droit de tuer autrui dans ce cas-là, sauf à confondre l’autorisation subjective concédée par la sentence d’acquittement du tribunal, c’est-à-dire le fait que cette violence soit impunissable (inpunibile), avec une autorisation légale ou objective : ce qui reviendrait (pour la raison) à reconnaître légal ce qui est injuste, c’est-à-dire à dénier la culpabilité objective (unsträflich ou inculpabile) constituée par une violence pour laquelle il est certes possible de montrer subjectivement de la compréhension. Ce serait la solution que Kant apporterait à la question éthico-juridique de l’euthanasie : une compréhension subjective au tribunal plutôt qu’une législation objective. C’est pourquoi ce ius necessitatus n’est qu’un prétendu droit (vermeintes Recht) qu’on ne peut avancer que comme prétexte (vorgebliches Recht), par contraste avec le vrai droit à l’équité[2].

1.
Violences intra-sociales

Dans l’état civil, il y a trois types de violence qui peuvent être commises : les violences criminelles, qui transgressent le droit établi ; les violences antisociales de la sur-exploitation économique des êtres humains et les violences de l’abus de pouvoir tyrannique, qui sont toutes deux en contradiction avec les exigences du droit naturel et du devoir d’humanité. Comme Kant dit peu de choses sur les violences commises par un tyran, il n’en sera question qu’au moment d’analyser sa réfutation du droit de se rebeller contre un pouvoir tyrannique.

1.1
Violences criminelles

En principe, toutes les violences criminelles sont en droit interdites. Il y a différents types de crime, public ou privé, mais tous les crimes ne sont pas ipso facto des violences : le vol est un crime public qui peut être commis dans un état d’esprit frauduleux ou violent (indolis violentiae)[3]. La violence la plus manifeste porte atteinte à la vie d’une personne à travers son corps : c’est le cas du meurtre, du viol, de l’amputation ou de la blessure corporelle.

Favorable à des représailles proportionnées (ius talionis), Kant défend en principe la peine de mort en cas de meurtre, en attribuant la responsabilité au meurtrier : si tu tues, tu te tues toi-même ; de même, si tu frappes, tu te frappes toi-même ; etc. Mais ce n’est pas toujours possible ou souhaitable de respecter à la lettre (der Buchstabe nach) le droit du talion en cas de violences corporelles, notamment d’ordre sexuel.

À la manière de Montesquieu, Kant prend en compte la différence sociale : dans le cas où un noble frappe violemment un citoyen innocent, il suffit de le condamner à s’excuser et à être emprisonné au pain sec et à l’eau ; car, en plus du désagrément infligé, la honte d’être traité de la sorte provoque une blessure douloureuse de son amour-propre qui permet de compenser équitablement les coups injustement donnés (Gleiches mit Gleichem)[4]. L’État punit le vol par des travaux forcés, de sorte que le voleur appartient à la classe des esclaves, pour un temps ou à perpétuité : ayant perdu sa dignité de citoyen par un jugement pénal, le criminel devient la propriété de l’État ou même d’un de ses citoyens qui, à ce titre, devient le propriétaire de ce serf au sens strict du terme (servus in senso stricto), de sorte qu’il lui est permis de le vendre ou de l’utiliser comme simple moyen en exploitant sa force de travail[5].

Touchant au point d’honneur, respectivement, des femmes et des hommes, il y a deux meurtres qui mériteraient la mort, mais que la législation ne peut punir par la peine de mort : l’infanticide perpétré par une mère dans le cas où l’enfant est conçu en dehors du mariage, car l’enfant naturel ne tombe pas sous la protection de la loi, puisqu’il n’existe pas pour la communauté publique ; dans le cas d’un duel d’honneur qui fait suite à une offense, le meurtre d’un camarade de guerre n’est pas non plus punissable, parce que le combat public des duellistes s’opère avec leur accord[6]. Le principe de proportionnalité doit prendre en compte l’intention criminelle de faire du mal. Ce n’est pas le cas de la rébellion écossaise que certains participants considéraient comme un devoir (envers les Stuart) : il est donc juste que le tribunal leur ait laissé choisir entre la mort et la prison ; en ce cas, Kant ne justifie pas la peine capitale comme méritée, mais l’estime préférable à la peine dégradante des travaux forcés pour un honnête homme ayant le sens de l’honneur, comme Balmerino[7]. En revanche, le traître qui tente un tyrannicide doit être condamné à mort pour trahison[8]. Il faut trouver un expédient, lorsqu’aucune punition équivalente n’est possible ou lorsqu’elle équivaudrait à commettre un crime contre l’humanité lui-même punissable, par exemple en violant un violeur : dans ce cas des crimes sexuels, Kant propose de punir le viol et la pédérastie par la castration (à la manière des eunuques), et la bestialité par le bannissement hors de la société civile[9]. Mais ces brutales punitions ne sont-elles pas des violences qui portent atteinte à l’intégrité corporelle ou à la liberté ?

L’idéal de justice qu’est censé satisfaire le principe de proportionnalité vise à démarquer la punition (violente), comme conséquence légitime, du crime illégal et illégitime que constitue la violence initiale. C’est à cet endroit que la distinction en allemand entre pouvoir (Gewalt) et violence (Gewalttätigkeit) est particulièrement efficace : la justice comme idée du pouvoir judiciaire (richterliche Gewalt) ne commet aucune violence en punissant, même par la peine de mort, l’acte criminel d’exercer une violence (Gewalttätigkeit). Pour Kant, le voleur qui deviendra esclave, l’ayant mérité, ne subit aucune violence à voir sa liberté entravée. Qu’en est-il du servage et de l’esclavage ?

1.2
Violences (anti)sociales

L’esclavage, comme le servage, fait violence au droit naturel de l’humain à la liberté. Selon les principes du droit naturel, l’être humain jouit d’un droit inné à la liberté et, donc, à être son propre maître[10]. Il n’y a pas de différence en principe entre esclavage et servage au sens strict : tout comme l’esclave, le serf (Leibeigene) ne possède plus lui-même son propre corps qui appartient à son maître. Or il n’est permis de priver l’être humain de ce droit à la liberté personnelle qu’en raison du crime par lequel il s’en est lui-même privé : sa servitude personnelle étant sa propre faute (durch seine eigene Schuld), il est interdit au maître d’asservir la progéniture de ses serfs sous prétexte de devoir les nourrir et éduquer, car c’est un devoir qui lui incombe[11]. Kant réserve donc le statut d’esclave asservi aux criminels qui perdent ainsi leur personnalité au profit d’un maître (dominus) sans qu’il ne soit pour autant permis au propriétaire de disposer à son gré de sa vie et des parties de son corps (pour en abuser honteusement), ni d’ailleurs de l’épuiser au travail au point de le pousser à la mort ou au désespoir (comme c’est le cas des Noirs dans les îles à sucre)[12] : cette évocation est une franche critique des violences que subissent dans les colonies ces ‟esclaves” effectifs, vu qu’ils ne le sont qu’en fait sans l’être de droit, puisqu’ils sont innocents de tout crime et qu’ils devraient donc bénéficier d’un contrat de travail. Si Kant n’utilise pas le terme d’esclave à leur propos, c’est précisément parce qu’ils n’en sont pas en droit. Car il est en droit impossible que l’être humain cesse volontairement d’être une personne dotée de la liberté en s’aliénant à son maître comme s’il était une chose.

On pourrait dire que les esclaves des colonies sont de facto violemment maltraitées comme des bêtes ne doivent pas l’être. Car, dans les § 16-17 de la Doctrine de la vertu, Kant enjoint de manière similaire de s’abstenir de tout traitement violent et cruel des animaux [Enthaltung von gewaltsamer und zugleich grausamer Behandlung der Tiere] dont il repère différentes formes : tourmenter et même martyriser l’animal, le tuer au travail en l’épuisant. La cruauté montrée par les hommes dans leur traitement impitoyable de ces êtres vivants sensibles à la souffrance constitue donc une violence qui est moralement indigne de l’être humain. Ce devoir moral que l’être humain a envers lui-même de s’abstenir de commettre toute violence contre les animaux vaut tout autant à l’endroit des criminels asservis et, plus encore, vis-à-vis des esclaves des colonies dont l’asservissement, avec son lot de violences, est en contradiction avec les principes du droit naturel.

Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau l’avait affirmé : « pour établir l’esclavage, il a fallu faire violence à la Nature » en privant l’homme de la liberté que lui a donnée la Nature, pour imposer de facto « la Loi du plus fort »[13] qui ne fait pas droit. Car, comme l’explique le Contrat social (1762), « force ne fait pas droit » : le prétendu droit du plus fort n’est rien d’autre qu’un galimatias inextricable qui provient de la confusion entre fait et droit, entre le droit naturel à la liberté – « l’homme est né libre » – et le fait de son asservissement – « partout il est dans les fers » – ; puisque renoncer à la liberté et aux droits de l’humanité est incompatible avec la nature de l’homme, nul ne peut « aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître » ( comme le prétend Grotius) en se donnant gratuitement[14].

Suivant Rousseau dans sa réfutation du « prétendu droit d’esclavage », Kant refuse de considérer les Noirs des îles à sucre comme des esclaves qui se seraient effectivement donnés à leur maître en vertu d’un contrat de travail[15]. S’il est bien permis à un journalier ou à un domestique de travailler pour un patron (herus) en louant sa force de travail pour certaines prestations déterminées (locatio operae), cela doit en effet se faire volontairement, en vertu d’un contrat mutuellement accepté[16], de sorte qu’il est en droit impossible de s’aliéner à quelqu’un d’autre sans cesser d’être une personne :

« puisque le domestique n’est soumis au pouvoir [unter seine Gewalt] du maître de maison que par un contrat, un contrat par lequel une partie renonce à toute sa liberté au profit de l’autre, et par-là cesse d’être une personne, de sorte qu’il n’a aucun devoir de respecter un contrat, mais reconnaît uniquement la violence [Gewalt], est en soi-même contradictoire, c’est-à-dire nul et non avenu[17] »

Le domestique n’étant soumis au pouvoir du maître de maisons que par un contrat dont il a accepté les termes volontairement, il ne peut avoir contractuellement perdu sa liberté d’être humain sans contradiction : en ce cas, le serf qu’il serait alors devenu ne serait asservi au maître qu’en fait, parce qu’il reconnaît le pouvoir potentiellement violent (selon le double sens de Gewalt) que le maître a de facto sur lui ; le serf cède ainsi au rapport de force sans avoir aucun devoir d’obéir au maître. En revanche, le contrat du maître de maison avec le domestique ne peut en autoriser un mauvais usage (Verbrauch) qui fasse du serviteur un serf asservi (Leibeigenschaft) par un maître (dominus servi). Il en va de même du métayer. L’argument qui réfute la possibilité de devenir serf par contrat vise à critiquer radicalement l’institution du servage, encore en vigueur à l’époque de Kant en Prusse, laquelle est vouée à disparaître en même temps que l’institution provisoire de la noblesse[18]. Comme le contrat de travail exclut de posséder une personne comme si c’était une chose, le domestique et le métayer sont protégés par le droit naturel du danger d’être asservi.

Contrairement à l’esclavage consécutif à un crime, le servage est bien une violence anti-sociale que le propriétaire terrien (Junker) exerce sur le métayer ou le maître de maison sur le domestique en abusant du rapport de force : ce qui est encore plus vrai de l’esclavage colonial, entre autres violences perpétrées par les ‟civilisés” dans les colonies.

2.
Violences inter-nationales

Les violences consécutives à la colonisation sont un des deux types de violence entre nations avec les violences perpétrées par les guerres inter-étatiques. Ces violences constituent une violation du droit des gens (ius gentium), pour la guerre, et du droit cosmopolitique (ius cosmopoliticum), pour la colonisation.

2.1
Violences de la colonisation

Selon Kant, le comportement hostile (inhospitale) envers les pays et les peuples que conquièrent les États policés (gesittet) de notre hémisphère, notamment afin de faire du commerce, pousse l’injustice jusqu’à l’horreur : sans aucune considération pour les habitants qui comptent pour rien, les Européens ont fait venir des groupes guerriers d’autres peuples pour opprimer les indigènes, ils ont poussé les États locaux à se faire la guerre, provoquant famines et révoltes ; le pire, c’est qu’ils ne peuvent pas se réjouir de toute cette violence (Gewalttätigkeit), vu que les compagnies coloniales sont tout proches de la faillite, les îles à sucre qui sont le siège de l’esclavage le plus cruel n’étant pas rentables et servant tout au plus à former les matelots qui pourront ensuite mener des guerres en Europe[19]. Compréhensif envers les bornes imposées dans ces conditions aux colons européens, par exemple en Chine et au Japon, Kant limite le droit cosmopolitique à un droit de visite ou d’hospitalité (n’être pas traité en ennemi à l’étranger) qui ne donne pas ipso facto le droit au citoyen du monde de s’installer là où il veut.

Dans la Doctrine du droit, Kant fonde sa critique de la colonisation sur la liberté d’un peuple à exploiter à son gré le territoire qu’il s’est approprié et qu’il tient en son pouvoir (in seiner Gewalt haben) : par exemple, un peuple de chasseurs ne peut forcer un peuple voisin de pasteurs ou d’agriculteurs à changer de mode de vie. C’est encore plus vrai lorsqu’un peuple n’est pas tout naturellement voisin d’un autre, mais se rend volontairement dans une autre contrée et doit constater qu’il n’y a aucune perspective d’être en relation civile sous des lois communes avec ce peuple local :

« La question de pose de savoir si, […] dans le but de fonder une relation civile et de mettre ces hommes (ces Sauvages) dans un état juridique (comme les Sauvages d’Amérique, les Hottentotes [d’Afrique du Sud-Ouest] ou les aborigènes d’Australie), nous devrions être autorisés d’instituer des colonies par la violence [mit Gewalt], ou (ce qui n’est pas beaucoup mieux) par la fraude d’un achat, et de devenir ainsi propriétaire de leur territoire et de profiter de notre supériorité, sans égard pour la primauté de leur occupation[20] ».

Kant condamne une telle manière d’acquérir un territoire en fustigeant l’injustice flagrante du jésuitisme qui consiste à prétendre que la fin justifie tous les moyens employés pour l’atteindre. La colonisation de terres nouvellement découvertes n’est ainsi permise qu’à la condition qu’elles soient inutilisées par un peuple voisin (accolatus) : dans le cas contraire où des peuples de pasteurs ou de chasseurs (comme la plupart des nations américaines) ont besoin de larges étendues de terres, l’installation d’un nouveau peuple ne doit pas se faire « par violence, mais uniquement par contrat »[21].

*

[1] Voir l’Appendice II à l’Introduction de la Doctrine du droit : Ak. VI, 235-236.
[2] Il en est question dans l’Appendice I à l’Introduction de la Doctrine du droit : Ak. VI, 234.
[3] Voir la remarque E [I] à propos « Du droit de punir et de gracier » : Ak. VI, 331.
[4] Ibid., Ak. VI, 332-333.
[5] Voir la remarque D à propos du droit pénal : Ak. VI, 330.
[6] Ibid., Ak. VI, 336.
[7] Ibid., Ak. VI, 333-334.
[8] Voir la remarque A de la Doctrine du droit : VI, 320.
[9] Voir le point 5 de la réponse de Kant à Bouterwek, publiée en Appendice à la seconde édition de la Doctrine du droit : « Ajout pour expliquer les concepts du droit pénal » (Ak. VI, 363).
[10] Voir la Division du droit [B] dans l’introduction à la Doctrine du droit (Ak. VI, 237-238).
[11] Voir la remarque D : Ak. VI, 330 ; & le §30 de la Doctrine du droit privé : Ak. VI, 283.
[12] Voir la remarque D à propos du droit pénal : Ak. VI, 330.

[13] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Œuvres complètes, tome III, Gallimard, 1964, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 184.
[14] Rousseau, Du Contrat social (1762), livre I, chap. i-iv, Œuvres complètes, t. III, p. 351-356.

[15] Kant, revoir la remarque D à propos du droit pénal : Ak. VI, 330.
[16] Voir le § 31 de la Doctrine du droit privé : c’est le contrat de type B.II.ß (Ak. VI, 285).
[17] Voir le § 30 de la Doctrine du droit privé : Ak. VI, 283.

[18] Christian Ferrié, La politique de Kant – un réformisme révolutionnaire, Payot, coll. « Critique de la politique », 2016, p. 274-275.

[19] Voir le troisième article définitif de la Paix perpétuelle (1795) : Ak. VIII, 358-359.
[20] Voir la remarque du §15 de la Doctrine du droit privé : Ak. VI, 266.
[21] Voir § 62 de la Doctrine du droit cosmopolitique : Ak. VI, 353.
[22] § 62 de la Doctrine du droit sur « Le droit cosmopolitique » : VIII,477/fr.236, Ak. VI,353.
[23] Premier article définitif de la Paix perpétuelle : XI,205-206/fr.85-86, Ak. VIII,351.
[24] Deuxième et troisième articles préliminaires de la Paix perpétuelle : XI,197-198/fr.77-78, Ak. VIII,344-345.
[25] § 59 de la Doctrine du droit.
[26] Manuscrit de Cracovie, Kantstudien, n°51, 1959, S.7. Trad. fr. par mes soins dans Le Conflit des Facultés et autres textes sur la révolution de Kant, Payot, « Critique de la politique », 2015, p. 280.
[27] § 60 de la Doctrine du droit : VIII,473/fr.233, Ak. VI,349.
[28] Deuxième article définitif de la Paix perpétuelle : XI,210-211/fr.91, Ak. VIII,355.

*

Le droit cosmopolitique se traduit ainsi par une condamnation sans réserve de la politique de colonisation de terres déjà occupées au nom du principe juridique du respect de la liberté des autres (peuples). Invoquant en particulier l’exemple de « l’introduction sanglante de la religion chrétienne en Allemagne », Kant récuse le prétexte fallacieux de faire le bien du monde pour justifier la violence (Gewalttätigkeit zum Weltbesten) par de prétendues bonnes intentions, comme apporter la culture à des peuples à l’état brut (rohe Völker) ou délivrer son pays de la canaille corrompue en la déportant dans d’autres continents en espérant son redressement moral (en Nouvelle Hollande, par exemple) : la fin ne peut laver la tache de l’injustice dans les moyens employés[1], à savoir – je traduis – la violence ethno-génocidaire qu’il y a à détruire la culture de peuples prétendument naturels en leur imposant la civilisation et des gens dont les pays européens voulaient se débarrasser (la Nouvelle Hollande est la partie de l’Australie découverte par les Hollandais où a été fondée en 1788 à Sydney une colonie pénitentiaire de 700 détenus avant que des colons libres n’arrivent à partir de 1793).

La colonisation prend bien souvent la forme ethno-génocidaire d’une guerre de soumission (ethnocidaire) ou d’extermination (génocidaire) dont les violences sont intensifiées par le préjugé ethnocentrique des ‟civilisés” d’avoir affaire à des barbares ou à des sauvages. Pour Kant au contraire, la guerre est elle-même « le moyen barbare » de s’imposer contre les autres peuples[2] d’une manière (pro vi et violentia) que les peuples policés partagent avec les peuplades sauvages…

[1] Voir le § 62 de la Doctrine du droit sur « Le droit cosmopolitique » : Ak. VI, 353.
[2] Voir la note à la toute fin du second article définitif de la Paix perpétuelle : Ak. VIII, 357.

2.2
Violences de la guerre

La guerre à l’état de nature consiste à affirmer son droit par la violence (durch Gewalt) avec le risque que l’hostilité aboutisse à l’extermination de l’ennemi (bellum internecinum)[1]. Mais le fait de la victoire à la guerre ne peut décider du droit des peuples (Völkerrecht) : c’est donc en vain que les tenants d’une politique de guerre en appellent de manière pédante au droit pour justifier une agression[2]. Car, si la violence permet de l’emporter à la guerre, elle ne fait pas droit. La guerre contient toutes sortes de violence et comprend tous les degrés de violence possible : les horribles cruautés3 sont le point d’acmé des violences commises2 ou provoquées1-2 par les guerres qui, en amont et en aval, font violence à1 tout le monde, y compris aux soldats enrôlés de force. En aval, la guerre perdue fait violence au peuple, dont le droit originaire à s’unir en société (res publica) est violé lorsqu’en toute injustice son territoire est divisé ou son État est supprimé à la suite d’une défaite militaire[3] :. En amont, la guerre fait violence aux gens en violant le droit à la paix civile comme condition de la jouissance personnelle des biens et du développement culturel des facultés de tout un chacun.

Sans même évoquer à nouveau la cruauté insensée des guerres entre Sauvages[4], les guerres consécutives à la liberté barbare des États policés font violence1 au genre humain en freinant le développement complet des dispositions naturelles de notre espèce par le progrès, tout comme la sauvagerie l’entrave complètement : en amont, le gaspillage de toutes les forces de la communauté publique pour armer l’État en vue de la guerre et, en aval, les dévastations barbares de la guerre avec pour conséquence l’anéantissement de tous les progrès de la culture provoquent une détresse de l’État ruiné et épuisé[5]. Les détenteurs du pouvoir souverain qui décident de la guerre utilisent tous leurs sujets et leurs biens comme de simples instruments au service de l’objectif de destruction de l’ennemi poursuivi par le pouvoir qui, par-là même, fait courir à ses instruments (troupes, armements, population civile, récoltes, bétail, biens, etc.) le risque d’être eux-mêmes détruits par l’ennemi :

« les détenteurs du pouvoir font de la guerre un véritable but final par rapport auquel bien-être et population ne sont que des moyens de pouvoir faire la guerre : ce par quoi les sujets sont utilisés non pas en tant que citoyens de l’État (car leur assentiment de la guerre serait alors requis), mais en tant qu’instruments destructeurs ou bien encore destructibles[6]. »

En amont du fait le souverain pousse les soldats à commettre2 des violences, sa décision despotique de faire la guerre à son gré fait violence1 non seulement aux sujets qui sont envoyés sur le champ de bataille, mais encore à tous les citoyens qui, en violation de l’impératif catégorique, sont utilisés comme simples moyens sans être en même temps traités comme fins en soi, alors qu’il faudrait toujours les considérer comme des membres co-législateurs de l’État ayant le droit de donner ou de refuser leur assentiment à la guerre à travers leurs représentants[7]. Sans se mettre lui-même en danger, le souverain se croit le droit de sacrifier plusieurs milliers de soldats à ses ordres, pour une cause qui ne les concerne pas[8], les envoyant se faire tuer sur le champ de bataille comme s’il s’agissait d’une « sorte de partie de plaisir » (comme la chasse) : c’est pourquoi les citoyens doivent pouvoir donner leur assentiment à la guerre dont ils doivent de facto assumer les conséquences désastreuses (Drangsale), puisqu’il leur faut non seulement se battre, mais encore financer la guerre sur leurs biens, réparer les dévastations du pays et payer de très lourdes dettes de guerre[9].

En plus de contraindre les sujets à financer des armées permanentes, les souverains européens à l’époque de Kant, de surcroît, font violence au droit des hommes à plusieurs niveaux : en même temps qu’utilisés comme des machines, les soldats sont loués ou vendus comme des choses ; les territoires sont achetés et échangés comme si la société humaine qu’est l’État était un bien patrimonial dont pouvait disposer à sa convenance le chef de l’État ; les guerres déclenchées par les souverains avec tant de légèreté font d’autant plus obstacle à la paix perpétuelle que la banqueroute de l’État endetté ne peut que provoquer une « lésion publique » des autres États[10]. La lésion publique de l’État fait violence1 à la société humaine qui souffre de cette blessure que lui inflige un autre État par la faute de son souverain : Hobbes a récusé dans le Léviathan l’usage métaphorique de ce terme que Kant s’autorise pour rendre compte du tort provoqué par la guerre au niveau économique ; de même que la violence systémique de l’économie n’est pas à proprement parler commise2, la guerre provoque des maux dont souffrent les sociétés et, en ce sens, elle fait violence à la société humaine et à ses membres qui souffrent de cette lésion. Kant fustige ainsi ces souverains irresponsables qui font violence1 aux hommes et provoquent1-2 des violences en tous genres en lançant des guerres offensives à visée expansionniste. Mais qu’en est-il des violences commises2 pendant la guerre ? N’y a-t-il pas un droit de guerre qui permette de les justifier ?

Selon Kant, la violence commence avant même que les hostilités ne soient déclenchées : il y a déjà lésion à s’armer pour effrayer une puissance plus faible, et l’agression initiale, l’offense d’un peuple par un autre, constitue une lésion effective ; mais, dans l’état de nature entre États, le droit à faire la guerre (aux hostilités) est le procédé autorisé pour faire valoir son droit par la violence contre un autre État dont il se croit lésé[11]. Reste que le droit à se défendre contre une agression en exerçant des représailles n’autorise aucunement à mener la guerre pour punir, exterminer ou même soumettre un État : en ce cas, la destruction de l’État provoque la fusion du peuple vaincu avec le peuple de l’État vainqueur, à moins qu’il ne soit réduit en esclavage[12]. Comme la guerre ne doit pas être punitive, le droit après la guerre qui préconise l’amnistie et l’échange des prisonniers n’autorise pas l’État vainqueur à contraindre l’État vaincu à assumer les frais de guerre, ni à transformer le pays en colonie et encore moins à en asservir les habitants (Leibeigene)[13]. L’intensité des violences ne peut que croître en proportion de l’agressivité de l’objectif de guerre : guerre défensive ; guerre punitive ; guerre de soumission ; guerre d’extermination.

Si la guerre implique ipso facto d’user de violence pour vaincre l’ennemi en tuant2 des soldats sur le champ de bataille, le droit interdit de perpétrer à la guerre un certain nombre de violences parfaitement injustes dont Kant fournit une liste non exhaustive. Dans la catégorie des moyens perfides qui rendraient impossible la confiance mutuelle dans une paix future, l’espionnage et la propagation de fausses nouvelles peuvent provoquer1-2 des violences, alors que sicaires et francs-tireurs en commettent2-3 de manière scélérate en assassinant en traître au lieu d’affronter l’ennemi en face : l’assassin à gages (Meuchelmörder) qui poignarde dans le dos ou empoisonne (Giftmischer) viole tout autant le droit de guerre que le franc-tireur en embuscade qui tend un guet-apens[14]. Dans la catégorie des abus commis par les troupes, le droit de guerre interdit de piller le peuple en extorquant les biens des individus[15].

Comme la guerre est injuste en principe, il y a injustice de la part des États à rester dans l’état de nature en refusant d’entrer dans une relation internationale qui permette de prévenir la guerre : même s’il n’est que formellement injuste d’être en guerre avec d’autres dans un « état de liberté extérieure sans loi », il est pourtant « au plus haut point injuste de vouloir être et rester dans un état qui n’est pas de droit, c’est-à-dire dans lequel personne n’est assuré du sien contre la violence »[16]. Mais n’y a-t-il pas un droit fondamental à la rébellion violente lorsque le détenteur du pouvoir (Gewalt) en abuse tyranniquement pour commettre des actes de violence (Gewalttätigkeit) qui violent les principes du droit naturel ?

3.
Violences tyranniques

La tyrannie est l’abus de pouvoir (Gewalt) commis par un monarque[17] qui consisterait à procéder violemment (gewalttätig) en violation du contrat originaire à la source du droit à légiférer[18]. Dans ce cas du tyran en acte (non titulo sed exercitio talis), son pouvoir oppressant (drückende Gewalt) est déjà ipso facto violence oppressive[19], à même le double sens du terme Gewalt. La tyrannie comme abus de pouvoir se définit par la violence de l’oppression exercée : « un gouvernement sans loi est barbare, un gouvernement autoritaire est despotique, un gouvernement oppressant (vorace), tourmentant [plagend] est tyrannique », c’est-à-dire « persécutant » (quälend), en raison des spoliations consécutives à sa voracité (raubsüchtig) et de la plaie des tourments provoquées par les persécutions[20]. Par exemple, la croyance aveugle des uns pousse tyranniquement les autres à se convertir[21].

En violation du contrat originaire de la société civile (pactum unionis civilis), le tyran fait très exactement ce qui ne peut se produire « dans les unionem civilem, par ex. la contrainte religieuse. Contrainte à des péchés contre nature : assassinat à gages, etc.[22] » Ce sont les seuls cas, explique alors Kant, qui autorisent à s’opposer (sich widersetzen) à la contrainte exercée. C’est pourquoi l’impératif de l’obéissance au souverain est catégorique à l’exception de « tout ce qui contredit la morale intérieure »[23], à savoir : entre autres, être contraint de se convertir, être forcé à tuer ou contraint à se soumettre aux désirs sexuels du tyran. Le viol fait en effet partie des crimes contre nature (unnatürlich) perpétrés sur l’humanité[24].

Kant reconnaît ainsi les différentes catégories des violences tyranniques : spoliation des biens et persécution des personnes qui, en violation de leur droit naturel, porte atteinte à leur vie, à leur intégrité corporelle ou sexuelle, et/ou à leur liberté de conscience.

Le refus d’obtempérer à un ordre immoral de l’autorité est un devoir d’ordre moral du sujet soumis à cette contrainte qui, pour autant, ne donne pas le droit collectif à se révolter. Les violences perpétrées par le tyran ne donnent pas le droit au peuple persécuté de le renverser par la violence d’une rébellion ou d’une révolution. Tout comme l’institution du pouvoir par la violence, sa destruction par la violence révolutionnaire d’une rébellion est un fait historique qui reste injustifiable en droit.

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Notes

[1] Voir le sixième article provisoire de la Paix perpétuelle : Ak. VIII, 346-347.
[2] Voir le deuxième article définitif de la Paix perpétuelle : Ak. VIII, 355.
[3] Voir le § 60 de la Doctrine du droit : Ak. VI, 349.
[4] Voir à nouveau la section III du livret I de la Religion… : Ak. VI, 33 ; trad. fr p. 76-77.
[5] Voir la proposition 7 de l’Idée d’une histoire universelle dans une perspective cosmopolitique (1784) : Ak. VIII, 25-26.
[6] Manuscrit de Cracovie, Kantstudien, n°51, 1959, S.7. Trad. fr. par mes soins dans Le Conflit des Facultés et autres textes sur la révolution de Kant, Payot, « Critique de la politique », 2015, p. 280.
[7] Voir le § 55 de la Doctrine du droit : Ak. VIII, 345-346.
[8] Voir le second article définitif de la Paix perpétuelle : Ak. VIII, 354.
[9] Voir le premier article définitif de la Paix perpétuelle : Ak. VIII, 351.
[10] Voir les articles préliminaires n° 2-4 de la Paix perpétuelle : Ak. VIII, 344-345.
[11] Voir le § 56 de la Doctrine du droit : Ak. VIII, 346.
[12] Voir le § 57 de la Doctrine du droit : Ak. VIII, 347.
[13] Voir le § 58 de la Doctrine du droit public : Ak. VI, 348.
[14] Voir la suite du § 57 de la Doctrine du droit et l’article préliminaire n° 6 de la Paix perpétuelle, Ak. VIII, 346 (percussores vs venefici).
[15] Voir la fin du § 57 de la Doctrine du droit : Ak. VI, 347-348.
[16] Revoir le § 42 de la Doctrine du droit et sa note : Ak. VI, 307-308 (bloß formaliter).
[17] Voir la remarque A de la Doctrine du droit : VI, 322.
[18] Voir le corollaire à la seconde partie de Théorie et pratique (Ak. VIII, 299 vs XI,156/fr.76).
[19] Voir le point 1 au début du second appendice de la Paix perpétuelle : Ak. VIII, 382.
[20] Voir la réflexion n° 7700 sur la philosophie du droit [ρ ? =1773-75] : Ak. XIX, 494.
[21] Voir la réflexion n° 6087 sur la métaphysique [ψ2  =1780-89] : Ak. XVIII, 446.
[22] Voir la fin de l’ajout à la réflexion n° 8051 sur la philosophie du droit [ψ3 ? = 1785-88] : Ak. XIX, 595.
[23] Voir la conclusion de la réponse de Kant à Bouterwek ajoutée à la seconde édition de la Doctrine du droit : Ak. VI, 371.
[24] Revoir le point 5 de la réponse de Kant à Bouterwek : Ak. VI, 363.