Altérité animale

3. mondes de vie animale (approche philosophique)
L’anthropocentrisme en question

Cela paraît être une véritable quadrature du cercle. Comment comprendre l’altérité animale à partir du point de vue humain?

3.1 l’âme de l’animal (selon le de anima d’Aristote) : une psychè sensitive et appétitive articulée à une puissance de représentation (phantasia) qui lui donne une forme d’intelligence fondée sur une sorte de réflexion analogue à celle de l’anthropos (Aristote)

Aristote parle de la vie psychique des animaux autant en savant, dans les Parties des animaux, qu’en philosophe, dans le Περὶ Ψυχῆς (Peri psychès = De Anima). Partant de leur observation biologique et zoologique, Aristote définit les animaux comme des êtres sensibles qui sont capables de se mouvoir par eux-mêmes pour s’alimenter grâce à l’âme habitant le corps (soma empsychon) : cause et principe du corps, l’âme est à l’origine des mouvements corporels et des transformations métaboliques, et ce en fonction des capacités de sa vie psychique qui sont variables selon les espèces, même si tous les animaux ont pour dénominateur commun d’être dépourvus de logos. Comme les végétaux, les animaux sont pourvus d’une capacité nutritive, mais ils ont en outre une faculté sensitive (aisthesis) et appétitive (epithumia) ; le ver, la fourmi et l’abeille en sont dépourvus, mais beaucoup d’animaux ont la faculté de régler leurs actions sur une forme esthétique de re-présentation (phantasia) qui leur permet d’anticiper. Les animaux ont donc bien une vie psychique, même si elle est de qualité différente et inférieure par rapport à celle de l’homme qui, en plus de la parole (logos) et de la volonté (boulèsis), dispose d’une capacité à rechercher activement à se souvenir ou se remémorer (anamnèsis), là où l’animal n’est pourvu que d’une mémoire (mnèmè) des sensations passées qui surgissent à la manière d’une affection subie (pathos).

3.2 la vie naturelle d’une âme sans esprit : une subjectivité libre de se mouvoir et de se faire entendre (Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques)

Forme la plus accomplie du développement naturel, l’animal est un corps vivant animée par une âme sans esprit. Sa subjectivité s’éprouve pour soi dans le sentiment de soi et en pratique dans une certitude de soi qui n’est aucunement conscience de soi, réflexion ou raison : cette âme animée par des impulsions instinctives (Trieb) est dépourvue de volonté. L’animal présente ainsi la dialectique dépourvue d’esprit du passage d’une sensation particulière remplissant toute son âme à une autre sensation la dominant de manière tout aussi exclusive, sans aucune distance par rapport à la sensation éprouvée par une intériorité subjective dont l’impulsion intérieure est tournée vers l’extérieur [Encycl., III, S.21 vs S.25].

das Selbstgefühl

a. die Gestalt

Dans le règne animal, la subjectivité individuelle ou concrète devient pleinement vivante en ce que le sujet vivant organise, en lui-même et de lui-même, l’unité de ses parties différenciées en un système organique de la vie individualisée [Encycl., §337], qui forme une totalité en soi arrondie (abgerundet) – conformément à la ligne de beauté que figure l’ovale de l’œuf (Esthétique, II, S.201) qu’on retrouve dans l’ovale de la tête humaine (Esth., II, S.387).

Hegel propose une interprétation spéculative du corps animal de l’être humain (Esth., II, S.384).

Contrairement à la végétation qui subit la métamorphose (du bourgeon en fleur) sans sentir sa propre unité, l’animal sent l’unité de son corps dans tous ses membres, même s’il ne peut pas sentir le processus végétatif à l’origine de l’autoformation et de la régénération de l’organisme animal. Reste que ce processus insensible de composition (Gestaltung) de l’organisme en produit la forme composée (Gestalt), qui développe au cours du temps ses parties différenciées (ein sich-von-innen-heraus-Entwickeln: III, S.19), puis se reproduit en s’alimentant pour produire cette chaleur animale qui constitue le feu intérieur de l’âme, l’élément éthérée au sein du corps, à l’origine de ses mouvements.

L’âme de l’animal lui permet de sentir le besoin qu’il éprouve de se nourrir ou de se reproduire, tout comme la peur, la douleur, la chaleur. Reprenant une assertion de Lamarck, qui parle du “sentiment obscur” pour les uns et pour d’autres animaux plus évolués du “sentiment intime de leur existence”, Hegel avance que l’animal a le sentiment de soi (Selbstgefühl), et non pas le savoir ou la conscience de soi qui lui permettrait, comme l’esprit habitant le corps de l’être humain, de s’élever au-dessus de la nature : son âme ne se sait pas en tant qu’âme (im Tiere ist die Seele noch nicht für die Seele); pour autant, l’animal est une subjectivité pour soi qui se sent soi-même et sent l’unité de ce qu’il fait et sent (Hitze des Fürsichseins et Zorn gegen das Anderssein: S.447).

die Selbstbewegung

Si l’animal n’a pas la liberté de l’esprit, proprement humain, qui peut interrompre une impulsion instinctive (Trieb) en passe de se satisfaire – seul un autre instinct le peut (par ex. à travers la peur éprouvée) -, il est pourtant libre de ses mouvements, relativement arbitraires ou accidentels au regard de la nécessité naturelle de satisfaire ses besoins. Même si elle peut être stimulée de l’extérieur, l’impulsion (Trieb) lui vient de l’intérieur : mise en branle par cet ébranlement en soi – que scande la pulsation du cœur battant comme forme pure du temps animal dans lequel rien n’est différent (S.447)-, la subjectivité se décide d’elle-même à changer de lieu en fonction de ce qu’elle sent intérieurement. Mais la vie animale se déploie à la fois dans l’espace et le temps (S.342) : la subjectivité est le “temps libre” de se déplacer dans l’espace; mais l’animal peut également s’ébranler intérieurement sans se déplacer. Car, en plus de se mouvoir, l’animal peut s’émouvoir lui-même à la grâce de sa propre voix (Stimme) en s’entendant en train de se faire entendre par le son émis (Ton) : en résonnant dans son propre corps, le son de sa voix permet à la subjectivité de dominer l’espace et le temps en présentant son propre mouvement (Selbstbewegung) comme “libre ébranlement en soi” (ein freies Erzittern in sich) [§351] qui fait trembler l’air ambiant. C’est que, de manière tout à fait abstraite, la subjectivité pour soi est le “pur procès du temps” comme temps s’effectuant dans le corps concret comme ébranlement et son (S.434) : “die Zeit ist das Erzittern in sich, die Negativität des Insichseins” (S.468). La voix fait partie de l’instinct culturel (Kunsttrieb) de l’animal qui se perçoit à travers elle dans le monde extérieur : ce n’est pas simplement un cri visant à satisfaire un besoin, car “le chant est l’expression sans désir” de la subjectivité, idéelle, dont la destination ultime est “la jouissance immédiate de soi-même” comme sentiment de soi-même déterminé qui procure une autosatisfaction (der Gesang ist die begierdelose Äusserung als unmittelbare Genuss seiner selbst : S.497).

die Selbstäusserung

La sensation (Empfindung) est le seul rapport théorique au monde de l’animal, qui ne se recueille pas (sich sinnen) pour réfléchir en général par des idées (Reflexion), mais qui peut sentir sans besoin, pour le plaisir de sentir : la sensation (aisthesis) peut n’être qu’esthétique… Qu’en est-il du rapport pratique à la nature?

b. die Assimilation

La négativité de l’être-en-soi se traduit par un rapport pratique à l’extériorité naturelle qui est fondamentalement conflictuel [cf. §365]. Le sentiment de soi de l’animal, exclusif, provoque une tension avec la nature comme condition extérieure de sa propre vie.  Sentant sa dépendance, en colère contre cette dépendance à l’endroit du sensible, l’organisme vivant s’empare de la nature inorganique pour la dévorer [§363] : chez l’être humain, “la colère est le sentiment de l’être-pour-soi lors d’une blessure”, dont le siège est la bile ; pour sa part, l’animal retourne cette “colère contre l’objet” extérieur et s’affirme comme animal individuel en niant l’autre comme être-pour-soi en le consommant pour satisfaire son besoin [rem. §365, cf. S.490-491]. Hegel juge, à l’aune de l’être humain, que l’animal se méconnaît à tourner ainsi sa rage contre l’objet extérieur qui lui permet de s’alimenter, mais, d’un autre côté, c’est la condition pour se conserver en vie.

Le besoin de se nourrir comme impulsion instinctive est éprouvé comme manque d’un objet déterminé qui l’excite de l’extérieur et provoque ainsi une tension à l’intérieur de lui, tension désagréable qui l’inquiète et l’ébranle autant qu’une menace pourrait le faire. Ce  sentiment de l’extériorité comme négation de soi le pousse à supprimer cette tension : ce qui lui permet d’éprouver une “certitude” de soi-même en s’imposant contre cet objet qui le nie [§359] ; le résultat de ce processus est le sentiment de soi comme rassasié [p.493, cf. §366]. Satisfait, parce que rassasié, l’animal s’endort et plonge dans l’identité avec la nature, avant de se réveiller pour, à nouveau, se reproduire en consommant l’inorganique ou en copulant avec un congénère. Et, ainsi de suite, jusqu’à ce que mort s’ensuive…

L’activité vitale de l’animal se solde par une extériorisation à un triple niveau : 1. l’excrétion organique et 3. la perpétuation de l’espèce (le plus bas et le plus élevé de l’organisation animale, dont les organes respectifs sont intimement liés dans beaucoup d’espèces) et 2. la production d’artifices sous l’impulsion d’un instinct (Bildungstrieb : S.494). Il en existe trois formes : la construction instinctive d’abris (nids, etc.) et même, pour les insectes sociaux, la production de nourriture (ruches d’abeilles, etc.); la préparation d’armes (toiles d’araignées,  etc.); l’expression de soi dans le chant (S.495 vs S.497).

c. der Gattungsprozess

La copulation résulte d’un sentiment d’insatisfaction-inadéquation de l’individu particulier par rapport à l’espèce en général qui est “la subjectivité impulsant” l’accouplement (treibende Subjektivität) des congénères: la tension ressentie par l’individu éprouvant son propre manque se résout à travers l’impulsion instinctive qui le pousse à s’accoupler pour éprouver dans l’autre congénère le sentiment de soi-même [§369]; “dans le rapport sexuel, chacun des deux genres sexués ne sent pas en l’autre une extériorité étrangère, mais se sent soi-même” et les deux sentent l’espèce commune, de sorte que le rapport sexuel est “le point culminant de la nature vivante” (III,20). Mais la nature, “même à ce sommet suprême de son élévation au-dessus de la finitude” qu’est la reproduction sexuée, en revient toujours au même et constitue de ce fait un cycle perpétuel (beständiger Kreislauf : III,21). Car, conformément au “mauvais infini” du progrès [§370] de ce qui se répète indéfiniment, à l’identique, le résultat naturel de ce processus de perpétuation de l’espèce est l’engendrement d’un autre individu particulier, une existence tout aussi finie et donc destinée à mourir : l’inadéquation de l’individu particulier à l’universalité de l’espèce est la “maladie originaire et le germe inné de la mort” de l’organisme vivant qu’est l’animal [§375]. Il en existe trois formes: celle qui suit immédiatement la copulation ou l’engendrement (cf. 520); la mort violente de la proie tuée par le prédateur, en raison du rapport d’hostilité des espèces entre elles [§368]; la mort à la suite d’une maladie (S.499). La maladie étant consécutive au conflit entre l’organisme et un organe qui freine la fluidité de l’ensemble [§371] en se sclérosant, Hegel soutient que la mort provient de l’individu lui-même, du fait que l’activité vitale s’est engourdie dans des habitudes fixes qui figent la vitalité de l’individu : “la vie se tue d’elle-même” [§375]. La mort, pas plus que la reproduction sexuée, n’est à même de résoudre la contradiction entre l’individu et l’espèce, entre le particulier et l’universel, que seule la puissance de réflexion infinie de l’esprit peut assurer [§376].

3.3 le cercle pulsionnel de l’animal : pauvreté en monde d’une vie sans existence (Heidegger)

Lecteur d’Uexküll dans son cours de 1929/1930, pour part consacré à l’animalité de l’animal, Heidegger ne parle pas plus que l’éthologue d’une vie psychique de l’animal. Il récuse même explicitement l’invocation d’une psychologie animale (S.278, §45), car cela reviendrait à projeter notre manière d’être dans le monde sur le type d’être propre à l’animal, pauvre en monde : il faut « éviter comme incorrecte et précipitée toute interprétation psychologique de la manière d’être du lézard et refuser d’ “insuffler” en lui ce que nous sentons » (S.291, §47) comme s’il le ressentait lui-même, alors qu’à proprement parler, « l’animal n’a aucune perception » en raison du fait qu’il est accaparé par ses activités (S.376, §61). Ce qui caractérise la vie pulsionnelle de l’animal, accaparé par son activité ponctuelle et donc incapable d’anticiper, c’est précisément l’absence de toute dimension psychique au sein du rapport à soi.

“La perception humaine est anticipatrice. L’animal également a des perceptions, c’est-à-dire des sensations, mais il n’anticipe pas; cela ne lui permet pas de rencontrer au préalable ce qui s’impose en tant que quelque chose se tenant en soi (in sich stehend), en tant que l’Autre qui lui revient à lui-même, l’animal, en tant qu’autre (auf es selbst als das andere zusteht), et qui se montre ainsi en tant qu’étant” Die Frage nach dem Ding (S.171)