Altérité animale

de la quadrature du cercle anthropocentrique

La question de l’animal contraint à un décentrement du regard anthropocentrique de l’être humain sur sa propre vie. Car, tout en vivant sur la même planète, nous ne vivons pas dans le même monde, tant ce que nous pouvons en percevoir diffère diamétralement non seulement entre eux et nous, mais d’une espèce animale à une autre. Il faudrait, donc, parler des animaux plutôt que de l’animal. Mais ce moment éthologique du décentrement devra être complété par un moment ethnologique, lequel aura vocation à appréhender la diversité des points de vue culturels sur ces autres vivants que sont les animaux: ce qui reviendrait à se laisser perturber par une expérience de l’altérité humaine qui permettrait de sortir du cercle ethnocentrique. Si le décentrement ethnologique du regard contribue à déconstruire le mythe du cercle dit herméneutique [cf. hermeneuia], rien n’assure pour autant qu’il soit possible de sortir du cercle anthropocentrique. Ce serait, pourtant, la condition sine qua non pour comprendre la vie des animaux au sein de la nature, en son énigmatique altérité. Le problème n’est pas tant de prendre le temps de suspendre notre existence affairée pour les considérer un moment, de temps en temps, mais que de savoir si notre jugement est en capacité d’éviter les pièges de l’anthropomorphisme. Avant de tenter cette expérience de l’altérité animale -c’est l’enjeu du cours-, il conviendrait d’envisager au préalable la quadrature du cercle qui semble en consacrer l’impossibilité, en repérant deux séquences instructives à cet égard: le retournement cartésien de l’objection sceptique de Montaigne quant à ce dont nous pouvons juger; l’opposition de Schopenhauer et Heidegger quant à l’amphibologie des concepts humains pour parler des activités animales. Ces citations, qui parlent d’elles-mêmes, donnent un avant-goût des débats dont il sera question pendant le cours.

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1. que pouvons-nous savoir des conditions “particulières” dont nous n’avons pas l’expérience, alors que nous ne pouvons pas pénétrer le cœur des animaux?
Montaigne
« Tout ce qui nous semble estrange, nous le condamnons, et ce que nous n’entendons pas : comme il nous advient au jugement que nous faisons des bestes. Elles ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nostres : de celles-là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture ; mais de ce qu’elles ont particulier, que sçavons nous que c’est ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oyseaux, et la pluspart des animaux qui vivent avec nous, reconnoissent nostre voix et se laissent conduire par elle ; si faisoit bien encore la murene de Crassus, et venoit à luy, quand il l’appelloit […] Nous pouvons juger de cela. Nous pouvons aussi dire, que les elephans ont quelque participation de religion, d’autant qu’apres plusieurs ablutions et purifications on les void, haussant leur trompe comme des bras et tenant les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter long temps en meditation et contemplation à certaines heures du jour, de leur propre inclination, sans instruction et sans precepte. Mais, pour ne voir aucune telle apparence és autres animaux, nous ne pouvons pourtant establir qu’ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché.[1] »
[1] Montaigne, « L’Apologie de Raymond Sebond », Les Essais, PUF, « quadrige », 1992, livre II, chap. XII, p. 467-468.
 
« Pour suivre encore un peu plus loing cette equalité et correspondance de nous aux bestes, le privilege dequoy nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition tout ce qu’elle conçoit, de despouiller de qualitez mortelles et corporelles tout ce qui vient à elle, de renger les choses qu’elle estime dignes de son accointance à desvestir et despouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vestemens superflus et viles, l’espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l’odeur, l’aspreté, la polisseure, la dureté, la mollesse et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle, de maniere que Rome et Paris que j’ay en l’ame, Paris que j’imagine, je l’imagine et le comprens sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre et sans bois ; ce mesme privilege, dis-je, semble estre bien evidamment aux bestes : car un cheval accoustumé aux trompettes, aux harquebusades et aux combats, que nous voyons tremousser et fremir en dormant, estendu sur sa litiere, comme s’il estoit en la meslée, il est certain qu’il conçoit en son ame un son de tabourin sans bruict, une armée sans armes et sans corps »[1].

[1] Ibid., p. 481.

Descartes en réponse à Montaigne et Charron
et tout d’abord au cercle de Mersenne
Troisième scrupule que le groupe de théologiens et philosophes formant le cercle autour de Mersenne (Academia Parisiensis) avait formulé dans le cadre des sixièmes objections aux Méditations métaphysiques :
 
“cela se peut confirmer par les pensées qu’ont les singes, les chiens et les autres animaux, et de vrai, les chiens aboient en dormant, comme s’ils poursuivaient des lièvres ou des voleurs; ils savent aussi fort bien, en veillant, qu’ils courent, ou qu’ils pensent, outre que vous le dîtes sans le prouver, peut-être est-il vrai qu’ils font de nous un pareil jugement, à savoir que nous ne savons pas si nous courons, ou si nous pensons, lorsque nous faisons l’une ou l’autre de ces actions. Car enfin vous ne voyez pas quelle est la façon intérieure d’agir qu’ils ont en eux, non plus qu’ils ne voient quelle est la vôtre”
Troisième scrupule adressé par l’Academia Parisiensis à Descartes, Œuvres philosophiques, Garnier, 1967, t. II, p.853.
 
Descartes
Réponse de Descartes au troisième scrupule des Sixièmes objections:
« […] ce sont plutôt ceux qui assurent que les chiens savent en veillant qu’ils courent, et même en dormant qu’ils aboient, et qui en parlent comme s’ils étaient d’intelligence avec eux, et qu’ils vissent tout ce qui se passe dans leurs cœurs, lesquels ne prouvent rien de ce qu’ils disent. […] je ne leur ai jamais dénié ce que vulgairement on appelle vie, âme corporelle, et sens organique [sensus organicus] »[1].
 
Lettre de Descartes à Morus (mentionnant Montaigne par deux fois):
« Cependant, quoique je regarde comme une chose démontrée qu’on ne saurait prouver qu’il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu’on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, parce que l’esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur pour savoir ce qui s’y passe. Mais en examinant ce qu’il y a de plus probable là-dessus, je ne vois aucune raison qui prouve que les bêtes pensent, si ce n’est qu’ayant des yeux, des oreilles, une langue, et les autres organes des sens tels que nous, il est vraisemblable qu’elles ont du sentiment*1 comme nous, et que comme la pensée est enfermée dans le sentiment*2 que nous avons, il faut attribuer au leur une pareille pensée. Or, comme cette raison est à la portée de tout le monde, elle a prévenu tous les esprits dès l’enfance. Mais il y en a d’autres plus fortes, et en plus grand nombre, pour le sentiment*0 contraire, qui ne se présentent pas si facilement à l’esprit de tout le monde ; comme, par exemple, qu’il est plus probable de considérer que se meuvent comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles et le reste des animaux, que de leur donner une âme immortelle. […]
Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie, ou du sentiment*1 ; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur du cœur. Je ne leur refuse pas même le sentiment*1 autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi, mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime quand ils mangent ou tuent des animaux.[2] »
 
[1] René Descartes, Œuvres philosophiques, Garnier, 1967, éd. de F. Alquié, t. II (1638-1642),  t. II, p. 866.

[2] Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649, t. III, p. 885 vs p. 887.

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2. Faut-il utiliser les mêmes mots pour désigner les activités vitales que nous avons en commun avec les animaux ou bien y aurait-il là une amphibologie des concepts à pointer d’une rature signifiante (par ex. à propos de l’usage cartésien du terme “sentiment” selon qu’il est question d’eux ou de nous)?
Schopenhauer
“Correspondant à ces sophistications des philosophes [comme Descartes qui dénie aux animaux la conscience de soi], nous trouvons à un niveau populaire la particularité de maintes langues, notamment de l’allemand, qui est d’avoir des mots tout à fait particuliers pour dire manger, boire, être enceinte, enfanter, mourir et le cadavre des animaux, pour ne pas devoir utiliser ceux qui désignent ces mêmes actes chez l’être humain et pour dissimuler ainsi sous la diversité des mots la parfaite identité de la chose” (III, S.774), c’est-à-dire “l’identité de notre nature avec la leur” (II, S.437). 
Schopenhauer, Sur le fondement de la morale (1840), chap.19, §7 vs -pour la précision finale- Parerga und Paralipomena (1851), chap.15 “Sur la religion” (chrétienne), §177
Schopenhauer use sciemment des mots allemands qui servent à désigner d’une manière spécifiquement humaine les “dispositions naturelles que nous avons en commun avec les animaux” : par ex. Schwangerschaft (grossesse), et non pas trächtig (être grosse ou pleine pour une femelle); ou encore essen (manger), et non fressen (bouffer).
En revanche, Heidegger reprend, tout aussi sciemment, ces distinctions: un chien n’existe pas, mais vit seulement, il ne mange pas avec nous, il bouffe (§50); “l’animal ne peut pas mourir [sterben], mais uniquement périr [verenden]” (§61 du cours de 1929/30). Au §49 de Sein und Zeit (1927), Heidegger précisait que le terme Verenden désigne le fait, pour le vivant, de cesser de vivre, alors que l’allemand use d’un terme intermédiaire, Ableben (décéder), pour désigner cette dimension physiologique de la fin de vie à propos d’une existence humaine [247].
Heidegger
“On est tenté de dire: ce qui se trouve là en tant que soleil et rocher, ce sont pour le lézard précisément des choses de lézard. Lorsque nous disons que le lézard se trouve sur le rocher, nous devrions raturer le mot “rocher” pour indiquer que ce sur quoi il se trouve lui est bien donné d’une certaine manière, mais cela ne lui est pas connu en tant que rocher. La rature ne signifie pas uniquement: autre chose est pris et pris en tant qu’autre chose, mais: ce n’est absolument pas accessible en tant qu’étant.”
Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique (cours du semestre d’hiver 1929/30), GA 29/30, §447, S.291, trad. fr. p.294.

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Il faut le signaler, non pour clore le débat, mais pour l’ouvrir, bien au contraire, à la perspective d’une expérience éthologique de l’altérité. Confronté au chagrin des oies cendrées, Konrad Lorenz a trouvé une solution élégante à la quadrature du cercle anthropocentrique… Observant un chat qui le regarde, Hans Jonas trace une voie similaire, tout aussi élégante, pour aborder l’altérité animale!