hermeneuia

diagnostic d’époque comme discipline

Il s’agit d’interroger la catégorie d’interprétation à travers l’analyse du phénomène du diagnostic de l’époque. C’est un fait sur lequel il convient de réfléchir : un diagnostic est émis à partir d’événements qui sont interprétés comme des signes du temps. Le diagnostic kantien de l’Aufklärung, sur lequel Foucault est revenu, peut être pris comme paradigme de l’analyse : la question est posée de savoir pourquoi le jugement de l’époque en cours prend la figure d’un diagnostic des signes marquant du temps présent. Car, par contraste avec le diagnostic médical qui repose sur des symptômes récurrents, l’histoire ne se répète pas : l’idée même d’un diagnostic de l’époque semblant vaine, il convient d’engager une réflexion critique sur cette discipline de la pensée.

Le diagnostic d’époque comme discipline de la pensée politique

publication à venir.©, Christian Ferrié, cféditions, 2020

Partant du motif nietzschéen du diagnostic des symptômes du temps, l’essai s’interroge sur le sens qu’il y a à penser le jugement comme diagnostic. Le diagnostic de l’époque des Lumières et de la Révolution par Kant sert de paradigme critique pour analyser la crise d’un diagnostic d’époque fondé sur le sens intuitif des événements (Lyotard). La réflexion sur la discipline du jugement historico-politique de l’époque est finalement reconnue comme tâche de la pensée politique.

L’alternative qu’il convient d’opposer à l’approche intuitive des signes du temps que seraient les événements prend la figure d’une théorie critique de l’époque, qui analyse les processus en cours à partir de la confrontation entre les données empiriques et les paradigmes utilisés pour construire leur interprétation (par exemple, le modèle du développement pour l’évolutionnisme). Tout diagnostic d’époque impliquant des analyses relevant des sciences sociales (économie, sociologie, ethnologie, psychanalyse), l’élaboration conjointe d’une théorie critique de la société et des processus historiques en jeu présuppose d’engager une réflexion critique sur la méthodologie employée pour interpréter les phénomènes estimés caractéristiques de l’époque en question.

Or toutes les sciences historiques ou sociales se fondent sur une discipline méthodologique qui régule l’interprétation de la signification des phénomènes étudiés dans un contexte déterminé. C’est le cas de la sociologie comme de l’ethnologie, de la psychanalyse (des symptômes inconscients) comme de la phénoménologie (de la conscience). Ces règles peuvent être dégagées au préalable en introduction, comme dans Économie et société de Max Weber, ou faire l’objet d’un traité à part, comme dans Les règles de la méthode sociologique de Durkheim. Elles peuvent également se dégager d’une interprétation comme sa méthodologie en acte, c’est le cas dans Les structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss, ou bien se voir illustrées par un exemple, comme la lecture de Flaubert dans Les règles de l’art de Bourdieu. Diversifiées selon le domaine étudié, ces règles problématiques sont soumises à la discussion dans le contexte de chaque discipline, tout comme dans le contexte interdisciplinaire d’une théorie générale, qui se risquerait d’ailleurs à problématiser le découpage traditionnel des disciplines. La réflexion critique sur la méthodologie des sciences sociales, en ce sens, fait partie intégrante de la production du diagnostic d’époque comme discipline de pensée. Quelle place a la philosophie dans cette théorie critique de la science ? La philosophie n’aurait-elle pour tâche que de formuler une telle théorie générale de l’interprétation, en contrepoint de la pratique théorique des disciplines empiriques dans lesquelles elle puise la matière positive d’une théorie critique de la société ?

Interpréter le phénomène de l’interprétation est une tâche proprement philosophique qui incombe à l’herméneutique critique. C’est ce qui ressort de la réflexion sur l’exégèse textuelle et sur la phénoménologie : en contrepoint de l’émotion, qui la met en branle, l’interprétation comme donation de signification aux phénomènes est la structure fondamentale du rapport de l’être humain à l’être, à l’être qu’il est comme à l’être des autres, à l’être au sein de la nature et à l’être de la nature. Mais la théorie critique de l’époque, qu’il s’agit d’élaborer en contrepoint de la théorie critique de la société, ne peut être déduite de cette réflexion abstraite. Dans la lignée de la réflexion de Habermas sur la Logique des sciences sociales (1970) qui poursuit l’essai en ce sens d’Adorno (1961), il faut, à cet égard, repenser la relation critique entre philosophie politique et sciences sociales, et ce dans le souci d’interroger la production même du diagnostic d’époque.

Il se pourrait, telle est l’hypothèse, que la philosophie, politique finalement, ait pour tâche de penser le temps présent afin d’en faire le diagnostic. La philosophie aurait à charge d’interpréter l’être au monde de l’être humain dans son époque. Analysant les signes de l’époque, la philosophie se chargerait d’interpréter (deuten) l’être humain dans un monde configuré par l’époque. L’époque définirait le contexte historique à partir duquel pourrait justement s’interpréter les rapports que l’être humain (à l’être) entretient avec sa propre identité comme avec l’altérité, avec sa propre culture et société comme avec celles des autres, et avec l’altérité de la nature, comme milieu de vie qui supporte le monde socio-culturel de l’être humain.

Le dégagement de la norme au fondement de la discipline du diagnostic de l’époque ressortirait de la discussion dialectique des positions adoptées pendant l’histoire de la pensée politique. La généalogie de la pensée de l’époque moderne – il s’agit de la reconstituer dans ses diverses ramifications et ses rhizomes divergents, et non de la présenter à travers une homogénéité fictive – constitue ainsi une méthode de réflexion afin d’aborder l’époque : ce qui permet d’élaborer de manière critique une discipline méthodologique de son diagnostic. En tant que discipline au fondement du diagnostic d’époque, la philosophie (politique) aurait pour objet la définition de la norme présupposée par l’interprétation de l’être au monde qu’implique tout diagnostic d’époque, à savoir : l’élucidation de l’essence de l’être-ensemble des humains dans le contexte d’une association soumise à l’histoire, locale, régionale et/ou mondiale, c’est-à-dire prise dans une époque. Telle esquisse que je risque à titre d’hypothèse : les groupes humains sont constitués d’hommes et de femmes qui, comme tous les animaux, vivent dans et de la nature et, spécifiquement, mettent en place des institutions qui règlent les relations conflictuelles entre sexes, entre groupes sociaux (familles, clans, tribus… castes, classes, etc.) et entre individus au sein du groupe, en définissant des hiérarchies qui répartissent le travail et la richesse produite à partir des ressources naturelles. De cette caractérisation ressortent les différents traits structurels de toute époque et, donc, de ce que devrait comprendre tout diagnostic d’époque (de sorte qu’une absence serait symptomatique) :

      1. rapport de l’être humain à l’être comme nature ainsi qu’à sa propre naturalité (comme corps, sexué), en corrélation avec le rapport de la société humaine à la nature comme milieu de vie ;
      2. rapport de l’être humain à l’identité (de soi-même et de l’autre), fantasmée comme naturelle ou reconnue comme culturelle : rapport socialisé de l’être humain à l’autre sexe, rapport de l’être humain à son groupe humain en fonction du type d’association en vigueur (clan, peuple, etc.), rapport aux autres groupes ;
      3. rapport de l’être humain à l’économie institutionnalisée de la société (chefferie… État, Empire, etc.).

Ces trois déterminations sont des moments analytiques de l’être humain à l’être d’un monde institué au sein de la nature. Par conséquent, ils se déterminent mutuellement, sans pour autant que l’articulation des différents moments ne signifie – ce n’en est qu’une option – leur confusion mythologique, du fait du fantasme de l’identité entre nature et culture. Soit l’esquisse abstraite de trois déterminations réciproques (a-c) entre les moments discernés par l’analyse (1-3) :

a.
L’identité humaine (2) se détermine selon un double rapport, à la nature (1) et à la société (3) : en se comprenant au sein de la nature ou en se différenciant de la nature comme culturelle (1) ; en se constituant à même la différenciation sociale (ou nationale), dont l’économie interne structure la société en clans, classes, etc., pendant que son économie externe configure le rapport, politique ou polémique, aux autres groupes (clans, tribus, ethnies, nations, sociétés), selon l’articulation dialectique de l’externe et de l’interne.
b.
L’économie générale d’une société (3) ne détermine pas seulement (2) l’identité de l’être humain en structurant son intégration sociale, elle détermine également (1) le type de rapport économique de la culture à la nature (prélèvement ou exploitation), en fonction de la conception de la nature et de l’évolution des techniques qui en ressort.
c.
La nature (1) délimite les possibilités de production sociale de richesses (3) en même temps qu’elle configure le rapport (crainte respectueuse, gratitude, mépris, adversité, etc.) de l’être humain à la nature, notamment en raison de la perception comme hostile, effrayante ou, au contraire, prolifique et accueillante, des conditions de vie qu’elle offre aux groupes humains (par exemple, déserts arides, vallées fluviales fertiles, etc.).

Or ce triple rapport de l’être humain à la nature, à l’identité culturelle et à la société s’est historiquement constitué au cours du temps. Éventuellement sous la modalité du déni, l’être humain est nécessairement en rapport avec le temps à travers la dimension temporelle 1. de son rapport à la nature, dont les processus interviennent dans le temps, 2. de son rapport à l’identité culturelle, qui s’est constituée au cours d’une histoire (à raconter), et 3. de son rapport à l’économie de la société, qui structure le temps des relations sociales. La dimension du temps étant présupposée par tous les autres rapports, le rapport de l’être humain au temps s’avère être fondamental pour caractériser l’époque, de sorte que le diagnostic d’époque interprète nécessairement le rapport au temps en analysant les trois autres rapports :

0.
rapport de l’être humain au temps (passé, présent et à venir) comme à la dimension temporelle de la constitution de la nature, de la société comme de son identité.

À l’époque actuelle du diagnostic d’époque, le rapport de l’être humain au temps se complique d’un rapport à l’époque qu’il lui faut diagnostiquer. Ayant pour objet l’époque, le diagnostic d’époque ne peut qu’être confronté au rapport que l’être humain entretient avec sa propre époque et avec les autres époques comme à un trait symptomatique de l’époque.

Lui-même pris dans l’époque, en crise, le diagnostic d’époque ne se contente pas de simplement relever les traits caractéristiques de l’époque. Loin de simplement constater un état du temps, le diagnostic de l’époque, d’ailleurs nécessairement déstabilisé par le cours du temps, ne peut que s’attacher à prévoir, par un pronostic, ce qui est en gestation. L’effort dernier du diagnostic d’époque, ce serait de discerner, au sein de l’époque, ce qui fait mouvement, c’est-à-dire ce qui déstabilise les rapports hérités de la tradition : en fin de compte, le diagnostic d’époque serait pensée du mouvement de l’époque.


Le projet de réflexion critique sur le diagnostic d’époque se déploie dans une double direction, méthodologique et thématique. Car la reconnaissance du diagnostic d’époque comme discipline de la philosophie politique – il lui revient d’en réfléchir la méthodologie critique – requiert une élaboration théorique qui ne peut que se nourrir de l’interprétation thématique et empirique de l’époque. Au niveau thématique, l’interprétation kantienne de la modernité comme Aufklärung constitue un objet d’analyse d’autant plus intéressant qu’il intervient de manière décisive dans l’élaboration du diagnostic de l’époque « post-moderne » de la mondialisation. L’avancée thématique du diagnostic de l’époque actuelle s’appuie sur l’analyse empirique du processus en cours de la globalisation, à un double niveau. Au niveau analytique de la théorie critique de l’époque, la question se pose de savoir pourquoi il faut concevoir la mondialisation comme globalisation et s’il faut supputer l’existence d’une nouvelle forme de totalitarisme, à savoir : le globalitarisme comme figure terminale de la destinée globalitaire de la globalisation.

La destinée globalitaire de la globalisation (2003)

publication à venir.©, Christian Ferrié, cféditions, 2020

Dans l’optique critique d’un diagnostic de l’époque qui discerne normativement entre le processus de soumission en cours et un mouvement d’émancipation de ce processus, la question qui se pose est la suivante : l’époque est-elle effectivement en gestation d’un mouvement politique qui soit susceptible de contredire le sens même du processus de globalisation ?

D’une irruption du politique contre le processus globalitaire (2016)

publication à venir.©, Christian Ferrié, cféditions, 2020
Article publié en ce sens

« Du processus globalitaire », Lignes, n° 52, Vouloir l’impossible, fév. 2017, p. 43-54.