hermeneuia

herméneutique textuelle

Dans un premier temps propédeutique, le phénomène de l’interprétation est interrogé à partir de l’analyse du procès d’interprétation des textes. À travers cette réflexion critique sur la discipline universitaire de l’histoire de la philosophie, qui repose sur l’interprétation de textes, il ne s’agissait aucunement d’innover en matière d’exégèse, mais de faire la théorie du processus interprétatif.

Il y aurait deux apories à éviter : l’interprétation perspectiviste d’après laquelle le sens du texte se trouve hors de ce texte, dans les choses ou dans un autre texte ; l’exégèse objectiviste qui préjuge l’existence d’un système absolument cohérent qu’il s’agirait de restituer. Dans le premier livre de mon diptyque sur Heidegger, j’ai décrit cette situation critique de la pratique de l’histoire de la philosophie, prise entre Gadamer et Guéroult (cf. 3.1. Le problème de l’histoire de la philosophie, p.62-77).

Christian Ferrié, Heidegger et le problème de l’interprétation (Kimé,1999). 
Après avoir proposé un diagnostic d’époque qui justifie l’abord de la question de l’interprétation à partir de Heidegger, le problème de l’interprétation circulaire des philosophes par Heidegger est dégagé à partir, notamment, d’une mise en parallèle de la Wiederholung heideggerienne et de l’Aufhebung hégélienne.

En postulant l’objectivisme du sens, le modèle guéroultien de l’explication des textes philosophiques en occulte les tensions, voire les contradictions, comme si un système pouvait être clos, achevé en sa perfection, et échapper de la sorte à l’histoire de la philosophie. Bien loin d’être un système, la pensée philosophique se donne à travers des textes de statuts et de niveaux différents. Un texte est un complexe de sens dont l’orientation se tisse avec le processus d’écriture. À certains endroits, il y a des accrocs qu’il appartient à l’interprète de relever : le modèle idéal du système achevé est le simple révélateur de ces accrocs. Soumis à une lecture interne, les textes révéleront leurs déficits et leurs apories : définitions insuffisantes, pétitions de principe, équivocités, etc. Car un texte ne peut ni se soustraire à l’épreuve de la cohérence logique, ni y satisfaire totalement. Pour comprendre le sens d’un texte, ouvert au dialogue, il faut se laisser déconcerter par les problèmes qu’il pose : il s’agit tout autant des difficultés à en identifier le sens (c’est le niveau de l’interprétation du texte) que des problèmes de fond qu’il traite (c’est le plan de l’interprétation de chose ou de phénomène). Le refus de l’objectivisme du sens doit-il conduire à une prolifération des interprétations ? Nietzsche le croyait au point d’affirmer qu’il n’existe pas de faits, mais seulement des interprétations. Dans l’optique perspectiviste, le texte n’est plus qu’un prétexte : orientée au préalable par une décision, l’interprétation est une surinterprétation qui surimpose sa propre vérité au texte. Seule une méthode critique d’analyse interne des textes permet d’échapper à la fois à leur systématisation dogmatique et au mauvais infini du fourmillement des gloses. C’est la condition pour engager un véritable dialogue qui investira les défauts, voire les béances de la systématisation, sans céder à l’extrême inverse du perspectivisme.

Entreprenant de déconstruire la théorie du cercle herméneutique construite par Heidegger et reprise par Gadamer dans Vérité et méthode (à partir d’une lecture problématique de Schleiermacher et de Dilthey), il s’agissait de soutenir, avec Descartes, que la vérité ne peut se manifester sans une discipline méthodique. Ce qui revient à soutenir la possibilité d’une juste interprétation des textes, et ce non seulement contre l’emprise des déterminations herméneutiques (Heidegger, Gadamer), mais encore contre l’hypothèse post-moderne d’une altération incompressible du sens à même l’entre-glose infinie des interprétations (Derrida). C’est ce qui a donné lieu à la publication d’un livre sur Derrida (1998) et de deux livres sur l’herméneutique de Heidegger (1999, 2000).

Cette juste interprétation reposerait sur une identification critique du sens, il est vrai toujours problématique, qui respecterait des règles parfaitement identifiables : l’une d’entre elles est celle, essentielle, de la distinction des niveaux textuels de l’argumentation, que Victor Goldschmidt a mise en œuvre sur les Dialogues de Platon (1947). Contre la destruction décisionniste du contexte premier qu’est le texte, il s’agissait de dégager cette démonstration herméneutique, qu’est l’identification exégétique du sens (Sinn), d’une autre discipline: l’interprétation de la signification, laquelle apprécie l’importance (Bedeutung) du texte dans le contexte d’un domaine d’objets en jeu dans le texte (comme, par exemple, l’histoire de la philosophie). Le souci de décrire la pratique habituelle d’interprétation des textes, comme prétexte à la projection circulaire d’une autre vision des choses sur l’interprétation des phénomènes proposée par le texte, se conjoint au souci normatif de lui opposer la pratique d’une exégèse acribique des textes, laquelle sert de norme pour juger la validité d’une interprétation. Plutôt que de m’engager dans une démonstration uniquement théorique, j’ai jugé plus probant de montrer la possibilité d’une telle lecture à partir d’échantillons.

Le diagnostic critique de la circularité herméneutique a été élaboré et attesté en pratique par la déconstruction de la distorsion interprétative que Heidegger impose à la Critique de la raison pure sur le fondement des prémisses d’Être et temps. La stratégie argumentative repose sur plusieurs éléments : une explication en bonne et due forme de la “Déduction transcendantale des catégories” dans sa première version (1781) ; une analyse du § 32 de Sein und Zeit (1927), qui expose la conception heideggerienne de l’interprétation comme explicitation (Auslegung) ; une analyse critique du livre sur Kant de Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique (1929). Le livre dans lequel j’ai publié ces analyses conforte la démonstration, en reconstituant la genèse de l’interprétation heideggerienne de Kant entre 1925 et 1929 (GA 21, Être et Temps, GA 24, GA 25, GA 26, GA 27, Conférence de Davos) dans la troisième annexe (cf. p. 406-408).

Christian Ferrié, Heidegger et le problème de Kant (Kimé, 2000). 
L’herméneutique de Heidegger est étudiée en acte à travers l’interprétation de Kant. Il y est montré comment la théorie du cercle herméneutique se aboutit en pratique à justifier la logique circulaire d’une interprétation de Kant programmée au préalable.

Cet exemple à valeur paradigmatique prend la signification d’un signe du temps qu’il s’agit de décrypter conjointement à d’autres exemples, comme l’interprétation de Marx que Jacques Derrida propose dans Spectres de Marx (1993): c’est le sens de mon essai sur Derrida.

Christian Ferrié, Pourquoi lire Derrida ? (Kimé,1998). 
Essai sur l’herméneutique de Derrida qui, au travers d’une lecture de Spectres de Marx et de Limited Inc., y décèle l’esquisse d’une pensée de l’altérité, pourtant esquivée par Derrida du fait de l’héritage fatal de Heidegger.

L’interprétation critique de Heidegger et de Derrida s’efforce de suivre une discipline d’exégèse rigoureuse des textes afin d’éviter d’échouer elle-même sur l’écueil de la distorsion interprétative du sens de ces textes dont il s’agit d’apprécier la signification. Tout le problème de l’interprète, c’est de ne pas présupposer sa propre interprétation de chose, mais de la suspendre progressivement pour parvenir à entendre l’autre interprétation de chose. La discipline de l’interprétation doit discerner analytiquement ce qui est habituellement confondu : l’identification du sens et l’interprétation de la signification.

Car la lecture d’un texte appelle à l’interprétation de signification simultanément 1. du texte comme phénomène, c’est-à-dire de son importance (dans l’histoire des idées, de la littérature, de la philosophie, etc.), et 2. des choses phénoménales visées par le texte. Comprendre un texte, c’est à la fois, c’est-à-dire dans le même mouvement, en reconstruire la logique interne et en saisir l’interprétation de chose en relation avec l’expérience propre que l’interprète a des choses. Une faille de raisonnement indique, du coup, une autre possibilité d’interpréter la chose en question qui, en contre-coup, n’est plus tout à fait la même. Car changer un dispositif discursif, c’est transformer son interprétation de chose. La vision de la chose s’en trouve elle-même transformée : vue d’un autre point de vue, la chose apparaît selon des contours qui peuvent la redéfinir de fond en comble. Car le sens de l’altérité interprétée passe par l’épreuve critique du sens des choses dites et écrites.

Contre la confusion entre sens et signification, il faut avancer que, régulée, l’identification du sens (textuel) aboutit à l’interprétation de signification. Ce qui revient à dire que l’interprétation de la signification d’un texte ne relève justement pas de la même discipline herméneutique que l’interprétation de son sens. La raison en est qu’il s’agit désormais non plus d’expliciter (auslegen) le sens (Sinn), mais d’interpréter (deuten) sa signification ou importance (Bedeutung), et ce dans un contexte plus large que celui du texte à strictement parler.

Ce contexte peut être, tout d’abord, celui de l’œuvre de l’auteur du texte : on s’interroge alors sur le devenir d’une pensée en gestation (pour Kant, on apprécie la signification des textes précritiques, on évalue celle de la Critique de la faculté de juger, etc.). Ce contexte peut, ensuite, être celui de la vie de l’auteur : on s’interroge alors sur la relation entre vie et œuvre, c’est-à-dire entre biographie personnelle et biographie intellectuelle, dans le souci d’apprécier l’efficace du contexte psycho-éthique (événements familiaux, maladies, etc.) et/ou socio-historique (appartenance sociale, déclenchement d’une guerre, etc.) sur la production de l’œuvre et parfois, réciproquement, l’efficace psychologique ou historique de l’œuvre. Ce contexte peut, enfin, être le contexte historique, soit de l’histoire d’un champ textuel (histoire du roman, histoire de la philosophie, etc.), soit de l’histoire des idées (le matérialisme antique, le rationalisme de la pensées des Lumières, etc.), soit de l’histoire proprement dite d’un processus ou événement historique (non plus l’efficace de la Révolution française dans le contexte de l’œuvre de Kant, mais l’œuvre de Kant ou plutôt de Hegel et Marx dans le contexte historique de l’époque post-révolutionnaire). Au fur et à mesure de cet élargissement du contexte, l’intérêt interprétatif se détache progressivement du souci d’identifier le sens pour se focaliser sur le phénomène analysé. Pour accomplir cette analyse, il faut désormais interpréter le sens, c’est-à-dire lui conférer une certaine signification dans le contexte étudié. Présupposant toujours une identification du sens, la lecture symptomale risque constamment d’identifier le sens à la convenance de la signification supputée : c’est-à-dire à contre-sens.

L’interprétation de texte n’est donc pas plus une fin en soi que la réflexion méthodologique sur les procédés problématiques de l’herméneutique textuelle. Lorsque l’herméneutique critique travaille à identifier le sens d’un texte et la problématicité d’une argumentation, elle ne perd pas de vue la chose. Le sens de la chose n’est pas perdu, puisque comprendre un texte, c’est comprendre le sens des choses dites. C’est donc déjà être en contact avec les choses. Comme Heidegger l’explique à maintes reprises à la suite de Husserl, l’énoncé ne doit pas être abstraitement séparé de la chose énoncée. Car l’énoncé est toujours énoncé de la chose. Reste qu’à l’encontre de ce que Heidegger avance, il convient d’affirmer que le rapport à la chose est de l’ordre d’une interprétation, et non d’une explicitation.