hermeneuia

phénoménologie comme interprétation des choses

Heidegger et le problème de l’interprétation constitue le premier volet d’une trilogie, qui introduisait à la démonstration menée dans les deux autres. Dans Heidegger et le problème de Kant, l’herméneutique textuelle de Heidegger était investie en acte à partir de l’exemple paradigmatique de l’interprétation heideggerienne de Kant. Cette étude était le préalable incontournable pour pouvoir penser l’aporie de la théorie herméneutique de Heidegger et, dans le même mouvement, l’aporie objectiviste de sa phénoménologie. Montrer que l’herméneutique textuelle de Heidegger est en tension, voire en contradiction avec sa phénoménologie herméneutique, était l’objectif d’un troisième livre, annoncé sous l’intitulé La quadrature du cercle heideggérien, qui n’a pas été rédigé, mais dont la thèse engage une réflexion critique sur la phénoménologie: Heidegger a cru pouvoir fonder et dissimuler son interprétation décisionniste des textes philosophiques par une interprétation phénoménologique des choses qui recèle en fait une prétention objectiviste inavouée. En vue de déconstruire le cercle herméneutique de la phénoménologie, il s’agissait, dans cet ouvrage, de montrer que Heidegger, puis le cercle heideggérien, se sont enfermés dans le problème insoluble de la quadrature du cercle herméneutique.

Pour Heidegger, le cercle herméneutique, c’est en fait le cercle de l’époque de l’être. Car le cercle méthodologique de la compréhension subit une inflexion ontologique dans Sein und Zeit. Ce que le Dasein humain présuppose pour comprendre en général (pour se comprendre, soi-même et les autres existants humains; pour comprendre les choses qui sont, les étants), c’est un concept de l’être (Sein). Or, ce qui est décisif, c’est que ce concept de l’être est donné à l’être humain selon une certaine guise héritée de l’époque. Le concept de l’être dont nous partons, nous l’héritons de l’époque dans laquelle nous vivons : cette époque métaphysique (de l’histoire de l’être) fait que nous concevons l’être que nous sommes et le monde dans lequel nous vivons à partir du mode d’être propre aux choses de la nature, celui d’étants subsistants disposés à l’exploitation technique; extrapolation fatale qui nous empêche de comprendre notre mode d’être spécifique, l’ek-sistence c’est-à-dire l’incessante sortie hors de soi d’un soi qui, désubstantialisé, ne peut jamais s’assurer de soi comme d’une chose subsistante qu’il possèderait. Autant dire que nous serions comme prisonniers de l’époque dans laquelle nous vivons. Le cercle de l’époque semblerait se refermer sur nous comme l’inévitable préalable que présuppose la compréhension de l’époque, de l’être, du monde ou simplement d’un texte : si nous avons tant de mal à lire les textes grecs et, en particulier, les fragments présocratiques, cela proviendrait du fait que la conception moderne de l’être contraste et exclut même celle que Heidegger croit déceler chez les Grecs.

Il s’agissait de montrer que le cercle herméneutique s’avère être hermétique dans le double sens où il semble théoriquement imprenable autant qu’imperméable, et où, miné par la contradiction de l’émergence d’une pensée qui échappe au cercle de l’époque, il est à proprement parler incompréhensible. Car le cercle de l’époque pourrait bien n’être pas aussi hermétique qu’il y paraît. Le préalable de l’époque de la Technique n’a pas empêché Heidegger d’articuler une pensée autre, la pensée d’une autre époque, que la pensée de Heidegger annoncerait comme un nouveau commencement effectué sur la base de la lecture du commencement présocratique d’une pensée qui n’aurait pas encore sombré dans la métaphysique. Serait-il donc possible de sortir du cercle herméneutique? Dès Sein und Zeit, Heidegger récuse le motif d’une sortie hors du cercle herméneutique au profit de l’image inverse : celle d’une rentrée dans le cercle herméneutique (§32) par une sorte de saut en profondeur en arrière de la métaphysique. C’est qu’il lui faut dégager la possibilité même de son propre discours, c’est-à-dire d’une conception de l’être qui ne soit pas enfermée dans le cercle de la métaphysique : c’est ainsi que Sein und Zeit dégage la possibilité pour le Dasein d’une existence libre qui, dans le souci authentique de soi, se donnerait à soi-même son propre temps et échapperait de la sorte à la compréhension et à l’action inauthentiques du quotidien. Cette possibilité, c’est celle, fondatrice du projet phénoménologique, d’une fondation du préalable dans les choses elles-mêmes. Dégager cette possibilité, n’est-ce pas reconnaître que le préalable interprétatif n’est que provisoire et qu’il peut être déconstruit au contact des choses elles-mêmes? N’est-ce pas reconnaître avec Schleiermacher que le cercle herméneutique peut être surmonté (überwindbar)?

Cette tension manifeste, qui confine à la contradiction, mérite qu’on s’y attarde tant il est vrai qu’elle est au centre de l’époque post-moderne (cf. C. Ferrié, 1999, chapitre I, p.34-48 & p.62). D’une part, en théorie, Heidegger déclare le cercle herméneutique inévitable, tout en reconnaissant, à la fois pour le démarquer du cercle vicieux et pour dégager la possibilité de sa propre pensée, qu’il est possible de conformer le préalable aux choses mêmes, et ce à la faveur d’une rentrée dans le cercle herméneutique qui s’avère être une figure risquée de la pensée. D’autre part, à l’occasion de sa pratique d’interprétation des textes, Heidegger se reconnaît la possibilité d’interpréter justement les textes, c’est-à-dire de se conformer aux choses qu’ils disent, tout en reconnaissant la violence que ses interprétations commettent à l’endroit de la lettre des textes interprétés. Tirons une conclusion, critique : si Heidegger déforme violemment la pensée de Kant comme des autres philosophes (cf. C. Ferrié, 1999, chapitre II), ce n’est pas parce qu’il serait, comme tout le monde, soumis à la loi d’airain du cercle herméneutique; bien au contraire, le cercle herméneutique est une construction théorique qui entend justifier l’encerclement, en fait contingent et non pas nécessaire, du discours de l’autre par une pensée repliée sur elle-même, dans le cercle restreint qu’elle aimerait étendre et imposer aux autres comme cercle de l’univers. Le cercle du Même n’est rien d’autre que la logique de l’identification du macrocosme universel de l’époque au microcosme de la vision (heideggerienne) de l’époque : identification qui s’opère à la faveur d’une con-fusion qui s’assimile l’altérité en la dés-intégrant. Le projet, laissé en chantier, était de montrer l’articulation du décisionnisme herméneutique et de la phénoménologie heideggerienne en analysant la circularité interprétative que manifeste le diagnostic que Heidegger propose de son époque (et, en particulier, de l’Université allemande).

En contrepoint de la critique de Heidegger, il s’agissait de montrer comment le cercle heideggerien s’est enferré dans la quadrature du cercle tracé par Heidegger en soutenant une thèse, critique, à propos de la phénoménologie et de son devenir, à savoir que la conception de la vérité comme reconnaissance intuitive de l’évidence (Einsicht) est à la racine de l’aporie de la phénoménologie. C’est ce qu’entend montrer un essai d’interprétation de L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, intitulé “Le mythe phénoménologique de la description pure” (1999).

Le mythe phénoménologique de la description pure (1999)

publication à venir.©, Christian Ferrié, cféditions, 2021

Lorsque Sartre prétend fournir une description pure de l’essence symbolique des choses, il dénie en fait que l’explicitation phénoménologique soit une interprétation problématique. Dénégation qui, en autorisant la disqualification dogmatique des autres interprétations au nom de la vérité phénoménologique, revient à miner le dialogue critique en philosophie.

À partir de l’analyse que Sartre propose du visqueux à la fin de L’être et le néant (1943), l’essai montre que la description sartrienne de la symbolique universelle des choses est profondément marquée par la position engagée de Sartre dans la situation qui lui est donnée. Comment la description phénoménologique, produit d’un Pour-­soi singulier, pourrait-elle en effet échapper elle-même à la loi de la finitude et de l’engagement du Pour­-soi ?

Autant dire que la description phénoménologique des choses est toujours habitée par une perspective interprétative qui en abîme la prétention objectiviste. Par conséquent, il conviendrait de se défaire du mythe de l’objectivisme neutre et désintéressé de la description pour reconnaître la dimension interprétative de toute analyse. La seule manière d’éviter les faux débats, c’est de reconnaître qu’en matière phénoménologique, il n’y a jamais d’explicitation pure et simple et que la description est toujours une interprétation, problématique.

Le débat sur l’interprétation des choses, par exemple entre Heidegger et Sartre, gagnerait de ce fait à ne pas se laisser égarer par des prétendus malentendus dans l’interprétation des textes. L’essai entend relancer le débat en rétablissant de quelle manière L’être et le néant, loin de sombrer dans une description existentielle, psychologique et anthropologique de la réalité humaine, est, comme son sous-titre l’indique, un essai d’ontologie phénoménologique qui s’inscrit dans la perspective de l’analytique existentiale du Dasein engagée par Heidegger. De ce fait, la critique heideggerienne de l’analyse sartrienne pourrait bien plutôt répondre à une stratégie de démarcation, qui repose sur la présupposition ou saisie préalable (Vorgriff) de la vérité. Heidegger partagerait ainsi avec Sartre ce trait emprunté à Husserl. La disqualification dogmatique et normative de l’interprétation autre s’enracine en effet dans le postulat objectiviste d’un rapport objectif à la Chose (Sache), que la méthode phénoménologique permettrait d’assurer de manière apodictique. C’est dire que l’objectivisme larvé de la phénoménologie serait hanté par le décisionnisme que le phénoménologue entend dissimuler en travestissant l’interprétation comme explicitation, c’est-à-dire en déniant la problématicité de ce qui ne peut prétendre être qu’une interprétation parmi d’autres.

L’essai sur L’être et le néant de Jean-Paul Sartre constitue une première avancée dans le projet de passer d’une réflexion sur La quadrature du cercle heideggérien à une critique de l’aporie de la méthode phénoménologique. Toutefois, ce programme de recherche a été suspendu pour des raisons de fond comme de circonstances. Tout d’abord, la critique de la discipline phénoménologique s’est avérée être déjà bien entamée, depuis La voix et le phénomène (1967) de Jacques Derrida jusqu’aux essais de Dominique Janicaud (1991 vs 1998) en passant, entre autres, par la critique sémiotique de Karl Otto Apel (1985) : dans Heidegger et le problème de l’interprétation, je m’étais moi-même appuyé par provision sur Derrida pour critiquer l’objectivisme larvé de la phénoménologie husserlienne (cf. C. Ferrié, 1999, p.40-41). Ensuite, ce qui l’a surtout emporté, c’est le souci d’aller droit au but en interrogeant l’approche phénoménologique à partir de la réflexion sur le diagnostic d’époque, plutôt que d’en préparer l’accès par une critique de la raison phénoménologique. Le second cycle de mes travaux a donc porté directement sur le diagnostic d’époque pour ne rencontrer la phénoménologie, parmi d’autres approches, qu’embusquée au détour de ce chemin inexploré.