ethos

éthique contre moralisme

Tout comme la politique du conflit social entre groupes, qui vise à contenir l’intensification polémique de l’antagonisme antisocial, l’éthique du lien social entre individus est confrontée brutalement à l’énergie de déliaison de la pulsion de mort, dont les diverses manifestations – Freud l’a montré – couvrent tout le champ de l’altérité : du sadisme envers les autres êtres à la fureur de destruction aveugle des choses en passant par la domination de la nature, la pulsion destructrice travaille au sein de l’être vivant à sa propre destruction. Issu du masochisme originaire, le désir narcissique de détruire, qui s’enracine dans le phantasme infantile de toute-puissance (Allmachtwünsche), se retourne contre soi sous la forme, notamment moraliste, d’un masochisme, cette fois secondaire, qui prend différentes figures : scrupules et remords douloureux, ressentiment envers les autres, etc.

Confrontée au même ressort pulsionnel que la politique, l’éthique poursuit le même objectif social : désamorcer la confrontation, autant que faire se peut,  pour éviter que le conflit ne dégénère aux dépens de tous les partis en jeu. Il s’agit, donc, de lutter en soi-même contre la tendance antisociale, en vérité moraliste, à laisser se développer les affects négatifs, qui minent et laminent le rapport à soi tout autant qu’aux autres en poussant à se faire des reproches autant qu’à accuser les autres au lieu d’essayer de se comprendre, soi-même et mutuellement.

Cela vaudrait non seulement pour l’alliance avec les partenaires, mais encore pour le rapport aux adversaires. Il en existe deux sortes, du moins dans une société divisée par un antagonisme antisocial : les adversaires des groupes antagoniques, en conflit sur le type de société, et les adversaires personnels, en concurrence pour conquérir une position. Le sens éthique exige de contrarier en soi la tendance antisociale à exacerber l’adversité en faisant des mauvais coups, qu’il s’agisse d’actes agressifs ou de paroles malveillantes (violences, insultes, polémiques, rumeurs, etc.) : il s’agit d’empêcher que l’adversaire ne devienne un ennemi personnel.

Il en va de même dans le rapport au partenaire, qu’il s’agisse d’un associé ou d’un collègue, d’un ami ou de l’être aimé. La lutte éthique vise, au sein de tout partenariat, à cultiver en toute confiance le lien social et, donc, à contrarier l’adversité de façon à éviter de rompre l’alliance en laissant le désaccord s’envenimer en conflit. C’est d’autant plus difficile, et nécessaire, dans le cas de la relation amoureuse à la mesure de la virulence démesurée des passions éprouvées. Le sens éthique préconise une désescalade du conflit amoureux : il s’agirait, en s’appuyant sur les passions joyeuses, d’entraver la dégénérescence de l’agonistique amoureuse, sociale, du don contre don de l’amour, en antagonisme vengeur de la soumission au ressentiment et à la vengeance, qui prolifèrent dans le marais des passions tristes.

Pourquoi faudrait-il attiser la tension du désir par le ressort destructeur des passions tristes, comme la jalousie, au lieu de cultiver les passions joyeuses ?

Si la satisfaction sadique du coup rendu, pétrie de mauvaise foi, est éphémère au regard de la mauvaise conscience qu’elle engendre, le don de soi dans l’amour élèverait, au contraire, de manière sublime dans l’estime de soi, tout comme le service désintéressé qui est rendu. L’acte de foi consisterait à s’engager en faveur d’une autre forme, sociale, de vie (amoureuse, amicale, collégiale, etc.), au sein de laquelle le conflit alimenterait la relation sans la détruire tout en la perturbant de manière productive. Il faut s’évertuer à cerner les désaccords effectifs sur les obligations constitutifs de la relation et en analyser ensemble les termes pour dissiper les malentendus et/ou entériner le désaccord, à l’origine ou non de la rupture de l’alliance.

Dans une relation entre partenaires, le désaccord provoque une confrontation qui peut dégénérer en conflit, alors que le rapport entre adversaires est de prime abord conflictuel. Le conflit naissant d’un coup injustement donné ou reçu, il convient, en tout cas, de chercher le meilleur moyen d’y répondre :

faut-il, comme le préconise Socrate, infliger le coup de ne pas répondre au coup reçu, de façon à ne pas commettre d’injustice, ou bien faudrait-il rendre coup pour coup, afin que justice soit faite, grâce à une réponse proportionnée qui reste donc mesurée ?

Contrairement à ce que prétend le moralisme, universaliste, il n’y pas de réponse universelle à cette question, ouverte à l’improvisation éthique des moyens d’empêcher l’adversité de dégénérer en hostilité personnelle. De prime abord sociale, aux prises avec l’altérité, l’éthique en prise sur la diversité des perturbations en tout genre est menacée de succomber à l’universalisme d’un moralisme, que Freud qualifie de “surmoral” pour fustiger le masochisme moral dans un sens d’ailleurs convergent avec l’éthique spinoziste. Ce moralisme prétendument universel prend souvent la forme d’un conformisme “social”, qui fait passer pour un acte social la soumission à la morale commune, imposée la plupart du temps par les préceptes religieux en vigueur dans toute une société ou seulement dans un groupe au sein d’une société multiconfessionnelle. Dès qu’un système (anti)social de soumission s’impose, une morale conformiste s’oppose à l’éthique du lien social. L’intériorisation des normes culturelles prend alors le relais des dispositifs de soumission pour exiger moralement l’obéissance à des règles de vie (anti)sociales, là où l’éthique sociale ne préconise le respect que des règles sociales.

Il faut donc poser à nouveaux frais le problème d’une éthique sociale de la confrontation à l’adversité des autres dans le cas, à présent hégémonique, de sociétés, dont le système antisocial pousse au déchaînement de l’hostilité généralisée entre individus (et entre groupes antagoniques) en favorisant la déliaison de la pulsion de soumission et d’autosoumission. À ce niveau interpersonnel du rapport à l’autre, deux options s’offrent au sein des sociétés divisées par un antagonisme antisocial entre groupes :

une éthique sociale d’émulation réciproque entre partenaires alliés et de confrontation mesurée aux adversaires
ou, au contraire,
une morale antisociale de rivalité exacerbée entre partenaires assimilés à des adversaires et de concurrence effrénée envers adversaires considérés comme des ennemis personnels.