ethos

éthique du lien social

La manière d’être (ethos), au sein de la nature et du monde, d’un être humain est déterminée par un processus de socialisation qui force les individus à conformer leur comportement aux règles édictées par la société à laquelle il appartient. Chaque culture humaine organise ainsi les mouvements humains en instituant des règles contraignantes de comportement normal. La fonction de toute institution est d’ordonner un aspect de la vie sociale. Les règles sociales font système pour prévenir des mouvements irréguliers qui pourraient mettre en péril le groupe humain. La régulation des mouvements passe par la canalisation des émotions qui mettent les êtres humains en mouvement. Cette régulation préventive est assurée par le moyen de prescriptions sociales qui sont justifiées par des interprétations culturelles de la signification des activités humaines. Avant même que des sanctions ne punissent l’infraction d’une règle sociale, ce sont donc les interprétations, transmises par l’éducation, qui régulent au préalable les émotions et les actions humaines au sein d’un groupe.

Toutes les activités constitutives de la vie du groupe social obéissent à la règle fondamentale, ancestrale et immémoriale, de la vie sociale : la réciprocité de principe de l’échange de dons et/ou de prestations entre partenaires d’une relation qui est dite sociale dans la mesure même où les termes de l’échange entre partenaires égaux en droit sont en principe équitables. C’est un présupposé contrafactuel de la relation sociale entre partenaires humains, dont Habermas, dans sa conception de l’éthique de la discussion, a montré l’inscription ou la manifestation dans l’échange de paroles comme promesse de chercher à s’entendre, l’entente communicative étant la finalité (telos) immanente à la rationalité, au discours ou à la langue (selon le triple sens de logos).

Or la logique sociale du don contre don implique un déploiement de l’échange au cours du temps selon les trois moments discernés et analysés par Marcel Mauss : donner pour l’un, recevoir pour l’autre, rendre en retour le don reçu. Mais l’échange social est, déjà sous cette forme élémentaire, compliqué par des tensions qui le traversent à plusieurs niveaux : l’intervalle de temps entre la dette contractée et le contre-don en retour provoque une attente tendue, à l’origine d’une éventuelle déception ; la tension redoublée de la déception provient du sentiment d’un échange inéquitable, d’un côté ou de l’autre, voire de part et d’autre, à la source d’un ressentiment qui affecte la confiance entre partenaires ; le groupe augmente la tension en poussant les partenaires à s’entendre et à se faire confiance en se confiant mutuellement à la générosité des autres pour contredire la logique antisociale du calcul mesquin d’intérêts. C’est que la vie sociale du groupe est faite de tous ces services rendus aux uns en échange de prestations reçues d’autres partenaires, les échanges de bons procédés constituant le tissu social à même le réseau complexe des relations transgénérationnelles. En raison même de toutes ces relations sociales qui constituent le groupe comme social, la pression du groupe social qui est tout autant pression sociale du groupe éduque au point même d’exacerber le sens social des individus socialisés qui sont en quête de reconnaissance sociale au sein du groupe : chacun s’efforce de donner plus que les autres ; tous s’évertuent à donner toujours plus aux autres.

      1. Agonistique sociale du don / contre-don » (17 p.), Revue du Mauss semestrielle, n° 52, Anthropologie(s) du don, La découverte, second semestre 2018, p. 57-73.
      2. « La violence du mal antisocial » (14 p.), Revue du Mauss semestrielle, n° 55, La violence et le mal, La découverte, premier semestre 2020, p. 315-328.

Le cercle vertueux de la logique sociale s’accomplit dans la co-opération, que le travail en commun profite à un des partenaires, à l’ensemble du groupe (construire une maison commune) ou à quelqu’un d’autre (travail au champ ou à l’usine au profit d’un propriétaire extérieur au groupe). Même dans ce dernier cas d’une exploitation antisociale de la force de travail, Marx note que l’augmentation de la productivité par le concours des forces qu’est la coopération, provient de l’émulation (Wetteifer) provoquée par le simple contact social, de sorte que l’être humain s’avère être par nature, sinon un animal politique au sens d’Aristote, du moins un animal social:

Cf. Karl Marx, Das Kapital (1845-1846), in K. Marx et F. Engels, Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1959, t. 23, p. 346 ; trad. fr. du livre I du Capital, Garnier-Flammarion, 1969, p. 242-243 et n. 3 p. 629 pour la référence à Destutt de Tracy sur le « concours des forces » (en français dans le texte).

Pourtant, il n’y a pas lieu d’opposer social et politique dans la mesure où la coopération des citoyens au sein de la cité obéit à la même logique sociale que la participation à un travail en commun des partenaires économiques : le zèle (Eifer) mis à tenir le pari (Wette) de relever le défi lancé par les autres de faire au moins autant qu’eux, et si possible plus encore, produit une émulation (Wetteifer) réciproque entre partenaires, apparentée à la rivalité (Wettstreit) entre concurrents, dont le concours est nécessaire à la constitution de la vie sociale par l’effet conjoint de différentes forces en concurrence au point d’entrer en conflit (Streit). Mais la parenté entre émulation et rivalité n’équivaut aucunement à une identité entre compétition loyale entre concurrents d’accord sur la règle du jeu, sociale, et concurrence déloyale entre rivaux en conflit patent ou latent sur la règle du jeu social. Loin d’être un destin incontournable, le développement de l’une en l’autre répond à un processus de dégénérescence activé par la tendance polémique qui habite tout agonistique.

La coopération sociale entre partenaires alliés implique bien une compétition socialement productive entre concurrents, qui rivalisent en concourant sans animosité lors d’une lutte constitutivement ludique, mais cette compétition sociale tend structurellement à dégénérer en opposition antisociale entre rivaux pleins d’animosité et même d’agressivité, qui s’identifient à leur rivalité. Le processus d’émulation inhérent à l’action exprimée par le verbe rivaliser se fige alors dans la qualité arrêtée d’une identité fixée comme un état statutaire. Le passage du verbe d’action au verbe d’état sanctionne le fait qu’il ne s’agit plus de rivaliser ponctuellement, mais bien d’être substantiellement des rivaux identifiés à une rivalité substantialisée : à cet égard, si le verbe agoniao peut être traduit par lutter ou rivaliser, pour autant le motif de la rivalité n’apparaît pas dans le terme d’agôn, mais uniquement dans le substantif éris. Car, si les compétiteurs rivalisent bien pour l’emporter, seuls les combattants qui se querellent, éventuellement les armes à la main, éprouvent le sentiment d’une rivalité pleine d’animosité.

La vie sociale est en jeu dans cette tension entre l’émulation de la compétition, où les partenaires en lutte sont indissociables les uns des autres, et la rivalité de la concurrence, où les adversaires en conflit se dissocient en se faisant face comme s’il pouvait subsister indépendamment les uns des autres : la dynamique constituante de l’émulation, qui pousse les compétiteurs à rivaliser d’ingéniosité pour l’emporter loyalement et symboliquement, n’est pas encore figée dans une rivalité constituée entre concurrents s’identifiant à leur statut de rivaux invétérés.

Une tendance antisociale travaille à figer ainsi la rivalité avant de transmuer cette rivalité constituée en adversité fondée sur une discorde (éris). Or ce différend (Zwietracht) entre rivaux en conflit renvoie à une rivalité exacerbée par la passion subie. Le paradigme de la rivalité amoureuse atteste le rôle crucial que joue la passion dans le destin pulsionnel de la constitution de la rivalité et de sa transmutation en adversité. La dispute (Streit) entre rivaux qui se disputent l’amour d’une tierce personne ne prend la forme conflictuelle d’un véritable choc entre forces opposées entrant en collision (Konflikt) qu’à être en effet envenimée par la jalousie (Eifersucht) du prétendant déçu de n’avoir pas été élu : le venin de la passion démesurée qui se fixe de manière obsessionnelle (Sucht) sur l’objet du désir est à l’origine d’inimitiés personnelles qui contredisent la logique sociale.

Il en va de même pour toutes les activités sociales du groupe : la déception de n’être pas choisi comme partenaire d’un échange désiré, par exemple lors du commerce intertribal de la kula, c’est-à-dire la frustration d’avoir essuyé le refus d’une reconnaissance prestigieuse au profit d’un autre qui a été préféré, provoque le même type de ressentiment potentiellement antisocial. Si l’agonistique présuppose un accord sur la règle du jeu social d’une émulation réciproque des concurrents, dont le but est de l’emporter symboliquement sans chercher à les détruire polémiquement, les inimitiés engendrées par des rivalités avec les autres envenimées par l’envie et la jalousie produisent une conflictualité à l’intérieur du groupe, qui opère dans le sens de la tendance antisociale à l’antagonisme. C’est ce qui amène Kant à concevoir l’insociable sociabilité des membres d’une société comme un antagonisme universel qui pousse, dans toutes les sphères d’activités, chacun à développer ses propres facultés pour se faire une place enviable parmi les autres, envers et contre leur résistance, laquelle opposition excite les passions humaines qui permettent de surmonter le penchant à la paresse. Mais il faut distinguer les deux niveaux de conflictualité en jeu dans l’analyse kantienne et même y reconnaître deux types de conflictualité, dont la polarité est diamétralement opposée et l’intensité inversement proportionnelle. Le désir culturel de stimulation par l’émulation mutuelle des concurrents en compétition, qui se disputent la victoire sans faire d’histoire, est à l’origine d’un conflit de basse intensité qui, dans l’anthropologie kantienne, correspond à cette disposition proprement humaine d’un amour de soi comparatif aspirant à se mesurer aux autres dans le souci originaire d’être au moins leur égal et, donc, de n’être pas dominé par leur supériorité. Par contraste, le besoin d’adversité des rivaux excités par une passion devenue obsessionnelle, les pousse à intensifier le conflit (Konflikt).

Freud analyse cette tendance au conflit (Konfliktneigung) qu’il renvoie à la pulsion de mort agressive et destructrice (voir Die endliche und die unendliche Analyse (1937), Studienausgabe (1974), Ergänzungsband, Francfort, Fischer Verlag, 2000, p. 384 ; trad. fr. de L’analyse finie et l’analyse infinie dans les Œuvres complètes, vol. XX (1937-1939), Psychanalyse, PUF, 2010, p. 47).

Ce besoin réactif au sens de Nietzsche est à l’origine d’une collision agressive entre ennemis personnels pleins de ressentiment, qui s’en veulent personnellement et veulent faire du tort ou du mal à leur rival détesté : il s’agit d’un conflit bien plus intense que Kant enracine dans le penchant radical au mal qui greffe des passions vicieuses, comme la jalousie et la rivalité (Nebenbuhlerei), sur le désir légitime d’être considéré à l’égal de l’autre. Il convient donc de bien discerner cette conflictualité productive, qui relève de l’agonistique, et la conflictualité agressive de l’antagonisme. Si Kant a raison d’affirmer à ce propos que l’antagonisme et, par suite, le conflit qui oppose des forces à l’intérieur d’une société n’est pas une guerre (entre sociétés), il a tort d’interpréter l’antagonisme comme un conflit de partis unis en vue d’atteindre un même but final. Car cela revient à confondre l’agonistique sociale avec l’antagonisme antisocial qui domine une société divisée par des conflits venimeux entre groupes sociaux aux intérêts inconciliables.

Autrement dit, la sociabilité inhérente à l’agonistique sociale s’oppose à la tendance inverse à l’antagonisme antisocial au double niveau de la confrontation personnelle entre les individus et de l’opposition impersonnelle entre les membres de groupes antagoniques entre eux : l’antagonisme entre collectifs en conflit s’envenime dès que les membres en font une affaire personnelle au point de détester l’adversaire de classe comme s’il était un ennemi personnel (inimicus). L’antagonisme devient alors antisocial en raison du désir haineux de rompre tout lien social avec l’adversaire détesté comme un rival. Aux antipodes de cette tendance polémique, la sociabilité des associés est l’équivalent latin de l’amitié qui unit les partenaires de la vie politique (philia politikè) et, en opérant en sens inverse, contredit les inimitiés personnelles au sein de la pólis.