Une vie morale doit-elle être guidée par le désir de bonheur ?
La morale est l’ensemble des normes concrètes d’action qui régissent la vie des individus dans un groupe social. Ces normes ne sont rien d’autre que les mœurs d’un groupe qui partage des valeurs incarnées par ces comportements en usage. La vie de quelqu’un qui veut agir moralement est en effet guidée, c’est-à-dire orientée par ces valeurs qui fondent la moralité de ces comportements. Mais quels contenus doivent avoir ces valeurs ? Plus exactement, quelle est la valeur suprême qui doit orienter la vie morale ? Est-ce le bonheur ? Tout le monde recherche tout naturellement à être heureux. Comme le désir de bonheur est naturel, cette valeur s’impose de toute évidence, d’autant que les contenus divergents des mœurs respectives des groupes sociaux peuvent aisément être compris comme des variations sur le thème universel de la recherche du bonheur. Car tous les hommes sont d’une manière ou d’une autre en quête du bonheur, c’est-à-dire d’un état de bien être relativement durable que permet la satisfaction des désirs les plus chers ou les plus importants : ce qui assure un sentiment de plénitude accompli, voire une forme de sérénité. Ce n’est donc pas tant le bonheur lui-même que le désir de l’être en se rendant heureux par tous les moyens qui guide effectivement une vie morale et qui doit même la guider. Mais n’y a-t-il pas une confusion immorale entre le bon et le bien, entre le bonheur personnel des individus et le Bien commun, alors même que le désir égoïste et insatiable d’être heureux, qui n’est d’ailleurs qu’un idéal fantasmé par l’imagination, amène bien souvent à faire du tort aux autres et même à s’en faire à soi-même ? Ne faudrait-il pas penser au contraire que la vie morale d’un individu doit et ne peut être guidée que par le souci de la justice, et ce au point qu’il doive sacrifier son propre bonheur tout comme le bonheur des autres ou, plus exactement, ce que les autres s’imaginent comme constituant leur propre bonheur ? Le bonheur, en effet, ne serait pas tant un principe moral qui guiderait la vie vertueuse d’un individu raisonnable qu’une aspiration aussi irrationnelle que démentielle à laquelle il conviendrait de renoncer pour éviter de se conduire mal avec pour conséquence, de surcroît, de se rendre par là même malheureux. Car la valeur suprême qui guide une vie morale doit être un principe intangible, une norme qui permette de s’orienter dans de multiples situations sans commune mesure : ce que ne permet pas le désir imprécis d’être heureux, qui n’est qu’une idée vague ou encore une image variable qui nous entretient dans l’illusion du bonheur. En somme, la question se pose de savoir si la vie morale doit être guidée par le désir naturel d’être heureux ou prendre au contraire comme valeur suprême le souci d’être juste ? Reste à savoir s’il ne conviendrait pas de dépasser l’alternative classique entre bonheur et vertu en reconnaissant dans l’affirmation libre de soi-même le principe de toute vie éthique.
I
Dans un premier temps, nous allons montrer que toute vie morale ne peut qu’être guidée par le désir d’être heureux qui s’impose tout naturellement à l’être humain. Même si ce désir n’est pas nécessairement satisfait, c’est bien la quête du bonheur entendu comme plaisir ou joie de vivre qui détermine les choix individuels.
Il est parfaitement juste de chercher à être heureux conformément à notre propre nature. Ce qui se produit effectivement de manière naturelle est tout autant ce qui doit se produire. Aussi paradoxal que cela paraisse, notre désir d’être heureux est tout autant notre devoir. C’est du moins ce que l’on peut induire de la lettre d’Épicure à Ménécée qui reconnaît de prime abord que le désir de bonheur est naturel et nécessaire. Or « le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse », dans la mesure même où il est indissociable de notre nature et est donc en quelque sorte congénital (sungenikos) : ce bien premier et co-naturel est ainsi le principe de tout choix et de tout refus éthiques de chercher à satisfaire un désir. Car il ne s’agit pas de vouloir satisfaire tous ses désirs et de rechercher ainsi tout plaisir. Le désir du bonheur compris comme absence de trouble de l’âme (ataraxie) et santé du corps permet en effet de rejeter les plaisirs des gens dissolus qui s’adonnent à des beuveries et à des festins continuels autant qu’à la jouissance sensuelle des garçons et des femmes : ce qui rendrait à terme immanquablement malheureux. C’est donc bien le désir d’être heureux qui permet d’agir vertueusement en nous aidant prudemment de raisonnements sobres pour faire les bons choix : la vertu de la prudence (phronèsis), qui permet de chasser les opinions vides à propos du bonheur, s’avère être indissociable du plaisir de vivre. Il est donc impossible de mener une vie morale sans s’orienter par rapport à la fin dernière de notre vie qu’est le bonheur, même si le désir de bonheur (eudaimonia) peut être contrarié par la malchance (tuchè). On peut certes se demander si le bonheur relève bien également de la chance et donc si la notion de bon-heur fait sens. Épicure reconnaît lui-même qu’il vaut mieux être infortuné en raisonnant bien que fortuné en raisonnant mal. N’est-ce pas reconnaître que l’être humain a la capacité de se rendre heureux même dans une situation d’infortune ?
Quoi qu’il arrive en effet, c’est bel et bien le désir de bonheur qui oriente notre manière d’agir. Contrairement à Épicure qui semble faire du bonheur la conséquence éventuelle de la vertu, Spinoza conclut l’Éthique en soutenant que « le bonheur n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même » (partie V, prop. xlii). Si les êtres humains sont malheureux, la cause en est qu’ils sont dominés par des désirs passionnés qui les détournent du bonheur qu’il recherche. Car le désir, qui constitue l’essence actuelle de l’être humain, n’est rien d’autre que le désir de bonheur : le désir de vivre heureux, de bien agir et de vivre bien (beate vs bene agere, vivere) est l’essence même de l’homme et, à ce titre, ce désir est indissociable du désir d’être, d’agir et de vivre, c’est-à-dire d’exister en acte en s’efforçant de conserver son être (partie III, prop. xxi et démonstration). Même lorsque Sénèque, par exemple, est contraint par un tyran de s’ouvrir les veines, il désire s’éviter un mal plus grand par un moindre mal (partie III, explication de la Définition 1), et non pas se faire du mal. Tout être humain cherche donc à être heureux à tout moment : c’est la valeur suprême qui détermine le comportement éthique des uns et des autres. Or il appert que le bonheur suprême est de perfectionner la raison, qui est le désir suprême par lequel il s’évertue à gouverner tous les autres désirs (partie IV, prop. iv) grâce à la connaissance des chaînes de causalité qui permettent d’être effectivement heureux.
On vient de voir que… Mais l’assimilation implicite du bon et du bien ne revient-elle pas à faire abstraction de manière unilatérale du fait, pourtant indéniable, que le désir de bonheur personnel et même l’objectif politique du bonheur du peuple aboutissent de facto à commettre des injustices ? Ne faut-il pas, par conséquent, reconnaître qu’une vie morale doit bien plutôt être guidée par le souci d’être juste ?
II
La vie morale ne peut qu’être désorientée par le désir de bonheur, qui amène l’individu à satisfaire ses intérêts personnels au détriment des autres et même à se faire du tort à lui-même. C’est précisément le souci d’être juste envers les autres et même envers moi-même qui devrait guider une vie véritablement morale. Car être juste et agir de manière morale sont une seule et même chose. C’est l’idée même de la justice qui guide le sujet moral en lui enseignant ce qu’il doit faire, qu’il s’agisse de payer ses dettes ou de secourir une personne en difficulté : même s’il n’en a pas envie et que cela contrarie ou même contredit son désir de bonheur, l’être humain doit faire son devoir en rendant à chacun son dû.
Ce n’est pas le désir de bonheur qui doit commander l’être humain. Car cela amène l’individu à faire ce qui est dans son propre intérêt, par exemple en faisant des affaires au détriment des autres ou en refusant de payer ses dettes : ce qui est parfaitement injuste et immoral. Comme Platon l’explique dans la République, la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû (332d) en s’évertuant à exercer le savoir-faire, par exemple l’art médical, que l’individu a su acquérir : le médecin qui soigne ne recherche pas son propre intérêt, mais l’intérêt du malade qu’il soigne (339b-341e). Au contraire, il est parfaitement injuste que le plus fort impose son intérêt aux autres, à l’instar du tyran qu’évoque Thrasymaque (344a-c). Car la justice et le juste ne sont pas en vérité le bien du plus fort (343c) et donc un bien étranger aux autres : l’idée du Bien est une valeur qui permet de transcender tous les intérêts particuliers. La justice étant la puissance (dunamis) de l’âme et sa finalité (telos), c’est donc sa vertu même qui lui permet d’agir de manière juste en prenant connaissance de l’idée du bien. Agir de manière juste, c’est donc rendre service aux autres, autant que faire se peut, au lieu de chercher à satisfaire ses propres désirs égoïstes au détriment des autres.
Platon considère même que c’est la seule manière morale d’être heureux. Car ce qu’il appelle le bonheur n’entre pas en contradiction avec la vertu, mais en est la conséquence. Le bonheur ne résulte pas de la satisfaction intempérante des désirs sensibles, mais consiste au contraire dans la sérénité permise par l’équilibre harmonieux, au sein de l’âme, lorsque chacune des différentes forces ou facultés qui s’y trouvent reste vertueusement à sa place : le logos plein de sagesse commande au courageux thumos, lequel l’aide à dominer l’epithumia de façon à ce que le désir reste tempérant. C’est donc bien cet idéal de justice qui doit guider l’âme de l’être humain pour qu’il puisse mener une vie morale, et non pas le désir du bonheur entendu dans son sens habituel et vulgaire qui le rend indissociable de la recherche insatiable du plaisir. Dans le Phèdre, Socrate oppose en ce sens le désir des plaisirs et l’aspiration au meilleur (237d) : c’est précisément cette tendance acquise qui guide l’enseignement philosophique de Socrate dont l’objectif est de rendre les jeunes gens meilleurs (249a) sans exiger aucune espèce de contrepartie. Mais cela ne revient-il pas à faire le bonheur des autres, tout en se rendant soi-même heureux par là même ? Ce qui équivaudrait en toute contradiction à se laisser guider implicitement par l’objectif d’être heureux.
C’est l’objection eudémoniste que Garve adresse à Kant, qui y répond dans la première partie de Théorie et pratique (1793). Pour le philosophe de Königsberg, le sujet moral doit se rendre digne du bonheur en agissant de manière vertueuse, c’est-à-dire en obéissant à la loi morale qui s’impose à sa conscience sous la forme de l’impératif catégorique dont le Fondement de la métaphysique des mœurs (1786) a énoncé la formule : Agis comme si la maxime de ton action devait, par ta volonté, devenir loi universelle de la nature ! C’est cette loi de la raison qui guide l’être humain dans son comportement moral en lui permettant de vérifier que la maxime de son action est juste : ce qu’elle ne peut être qu’à la condition sine qua non de pouvoir être universalisée. Il y aurait, par exemple, une contradiction logique à vouloir universaliser le droit à mentir dans la mesure où cette universalisation rend le mensonge impossible : si chacun sait que les autres mentent, le mensonge ne peut plus tromper personne. Kant reprend la table classique des devoirs et montre qu’il existe des devoirs stricts et larges envers soi-même comme envers les autres. Le devoir strict consiste à respecter la dignité de toute personne en la considérant toujours comme une fin en soi, et jamais comme un simple moyen en vue de la satisfaction de mes propres désirs : ce qui est vrai tout autant envers autrui, par exemple dans le contrat de travail, comme envers soi-même. L’être humain doit respecter sa propre personne en refusant d’utiliser son propre corps comme simple moyen à travers l’amputation ou la prostitution d’une partie de son corps.
Dans la Doctrine de la vertu (1797), Kant explique que l’on a envers soi-même le devoir large de se cultiver et envers autrui celui de se soucier de son bonheur. Mais, dans l’esprit de Kant, il n’y a aucune ambiguïté : il ne s’agit aucunement de sacrifier son bonheur pour assurer le bonheur des autres ; ce qui serait parfaitement injuste. Il s’agit uniquement d’être bienfaisant en secourant une personne en détresse dans la mesure même où le bienfaiteur en a les moyens, c’est-à-dire peut sacrifier une partie de son bien-être sans pour autant mettre en péril son propre bonheur, c’est-à-dire la satisfaction de ses vrais besoins. Le bonheur n’est donc aucunement poursuivi comme une fin en soi, il l’est tout au plus comme un simple moyen lorsqu’il est compris dans le sens du bien-être physique et mental qui, d’ailleurs, facilite l’accomplissement du devoir : en ce sens, il est appréciable, là où le bonheur en tant qu’idéal de l’imagination n’a aucune valeur morale. Si la raison postule l’existence du souverain bien, c’est à dire l’union du bonheur et de la vertu, c’est uniquement pour donner une idée du monde moral qu’il s’agit de contribuer à produire à travers l’action vertueuse. L’obéissance inconditionnée à la loi morale par respect pour sa valeur infinie est la seule et unique motivation pour agir moralement et donc le seul et unique guide pour pouvoir mener une vie morale qui permette non pas d’être heureux, mais seulement de s’en rendre digne en agissant moralement et en se rendant ainsi digne de l’humanité qui définit l’être humain en faisant de soi-même quelque chose de sa propre vie.
*
Sommes-nous prisonniers de nos propres désirs ?
« Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime.
T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ?
Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.
[...]
Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis. »
Oreste dans l’Andromaque de Racine (acte I, scène I)
Le désir amoureux de l’Oreste de Racine est tout aussi obsessionnel que le désir de se venger de l’Oreste d’Eschyle. Macbeth semble tout autant prisonnier de son désir d’être roi à la place du roi qu’il lui faut assassiner. C’est comme si, nous autres êtres humains, nous avions cette spécificité d’être prisonniers de nos propres désirs sur lesquels nous sommes fixés de manière obsessionnelle, comme immobilisés entre les murs d’une prison intérieure dans laquelle nous tournons en rond comme des prisonniers enfermés ad vitam aeternam.
*
Le désir entrave-t-il la liberté ?
La liberté est-elle entravée par le désir ?
Tourmentée par son désir incestueux, Phèdre dans la tragédie de Racine en devient criminelle par le mensonge qu’elle raconte à Thésée afin de se venger d’avoir été éconduite par Hippolyte en provoquant sa mise à mort. C’est dire à quelles extrémités le désir peut pousser le sujet désirant qui, loin de se sentir libre, se sent bien plutôt dominé par la passion amoureuse et par le désir de vengeance. N’est-ce pas dire en général que le désir entrave la liberté ? Mais qu’est donc le désir humain pour avoir sur nous une telle emprise ? Le désir se caractérise par l’état sidéré d’une personne qui regrette la disparition de l’étoile qui éclairait son existence. C’est du moins ce qu’on peut inférer de l’étymologie latine du terme dont témoigne le premier quatrain du sonnet des Chimères de Gérard de Nerval intitulé « El Desdichado » :
Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Le désir est donc un état affectif de souffrance et même de désespoir qui est consécutif à la perte de l’objet désiré. De cet état affectif découle l’aspiration à retrouver le bon-heur perdu dans la mesure même où les sentiments passionnément subis provoquent un effort pour combler le manque ressenti. En ce sens, le désir se révèle être une tendance en nous qui, sous une forme ou sous une autre, s’impose à nous : tout d’abord, le besoin naturel n’a pas besoin d’être obsessionnel pour exiger impérieusement d’être satisfait ; ensuite, le sujet ne choisit pas l’objet du désir passionné (epithumia) qu’il peut éprouver, comme dans la passion amoureuse (himeros en grec) ; enfin, l’individu confronté au deuil d’une personne chère ou d’un amour perdu éprouve un désir nostalgique (pothos en grec). Dans tous ces cas de figure, le désir entrave la liberté entendue comme faculté du sujet à décider de ce qu’il veut faire et même de ce qu’il veut penser. C’est comme si le désir décidait à sa place. Pourtant, le désir enlèverait moins au sujet la liberté qu’il ne l’empêcherait : l’entrave enchaîne en effet le prisonnier ou l’esclave, pieds et poings liés, de sorte qu’elle empêche le déplacement sans en détruire la possibilité. De ce fait, on peut dire que le désir fait obstacle à la liberté de la volonté en tant même qu’il s’impose à l’individu pour lui imposer, bon gré mal gré, des objectifs qui peuvent être à contresens de ce que peut vouloir un homme libre : être libre, ce serait en ce sens se libérer du désir par la volonté. Mais n’y a-t-il pas là une illusion à penser la liberté en contradiction avec le désir, alors même que la liberté serait impuissante et inefficace sans la force du désir pour la motiver ? Ne faut-il pas au contraire penser que la liberté est permise par le désir en tant que celui-ci pousse à se libérer des entraves de la liberté et du désir convenus ? Loin d’être une force opposée à la liberté de la volonté, le désir serait la seule et unique puissance motrice de l’être humain auquel il incombe d’être libre en se libérant des désirs qui l’emprisonnent. Autant dire que le désir, en tant que force qui pousse à prendre des initiatives à contresens des conventions établies, le désir donc pousserait le sujet, en principe libre, à se libérer effectivement de ses entraves. La question qui se pose donc est de savoir si le désir, qui s’impose au sujet au point de l’assujettir, entrave sa liberté ou si, au contraire, le désir comme puissance d’agir conditionne la liberté du sujet en ouvrant l’horizon de possibilités insoupçonnées. Reste à savoir si l’existence même du désir de liberté n’invite pas à contester la distinction même entre désir et liberté : le désir de liberté n’atteste-t-il pas que la liberté est indissociable du désir lui-même comme modalité affective de ce que Sartre appelle le projet de soi-même ?
I
Le désir qui s’impose à nous à tout moment, même si c’est avec une force différente, constitue une entrave statique à la liberté de l’individu qui peut, certes, s’en affranchir en franchissant l’obstacle de ses désirs en se laissant volontairement guider par la raison.
Le désir et les fantasmes qui s’y attachent s’imposent inévitablement à l’être humain qui ne peut qu’en souffrir en les subissant. En ce sens, même s’il n’a pas toujours la force dévastatrice de la passion par exemple amoureuse, le désir est toujours passivement subi et, à ce titre, il entrave la liberté d’agir de l’être humain. Comme Platon l’explique dans le Phèdre, le désir constitutivement déraisonnable (alogos) nous tyrannise (238b-c) et, donc, il nous empêche d’agir vertueusement : l’epithumia emprisonne l’être humain dans la caverne des impressions et illusions sensibles en le poussant de force à satisfaire sans retenue ses désirs intempérants (akolasia) et insatiables (aplestia) en raison de la démesure, par exemple, du désir d’en avoir toujours plus que les autres (pleonexia). À cet égard, le portrait que Thrasymaque propose du tyran dans la République (344a-c) n’est que la figure extrême d’un homme tyrannisé par ses propres désirs, qui se croit à tort libre de désirer. Socrate lui oppose la figure de l’homme vertueux qui est libre comme peut l’être une cité, précisément parce qu’elle a su empêcher la division intérieure : le logos plein de sagesse y commande au courageux thumos, lequel l’aide à dominer l’epithumia de façon à ce que le désir reste tempérant. La seule et unique liberté de l’être humain consisterait ainsi à se libérer vertueusement du désir en s’aidant de la force d’âme qu’est le thumos. Mais n’est-ce pas précisément ce que Kant appelle la bonne volonté ?
La bonne volonté de faire son devoir en s’opposant aux désirs en contradiction avec la loi morale est la condition même de la liberté conçue comme autonomie, c’est-à-dire comme faculté à s’imposer à soi-même d’obéir à la loi objective de la raison. Comme Kant l’explique dans la Doctrine de la vertu (1797), la liberté est maîtrise des affects et tout spécialement du désir naturel d’être heureux. Ce désir n’est pas en soi mauvais pour Kant, puisqu’il nous pousse tout naturellement à répondre à nos besoins, comme celui de s’alimenter, et même à faire quelque chose de notre vie, par exemple en satisfaisant le désir de savoir. Mais c’est bien ce désir naturel qui s’impose bien souvent à nous pour entraver l’accomplissement du devoir, par exemple lorsque l’homme cède à son désir sexuel au détriment de la femme et de l’enfant qu’il risque d’engendrer par là même. Le désir d’éprouver du plaisir nous pousse à choisir de le satisfaire, pendant que la raison nous offre la possibilité de nous en libérer en faisant notre devoir : nous sommes donc libres de choisir grâce à la raison, alors que le désir tente de nous entraver dans le choix de l’autonomie.
On vient de voir que… Mais n’y -t-il pas une illusion moraliste à opposer de manière unilatérale liberté et désir, alors même que le désir s’avère être une puissance d’initiative sans laquelle la liberté serait sans force ? Ne faut-il pas, par conséquent, reconnaître que le désir est bien plutôt la condition même de la liberté ?
II
Loin d’être un obstacle qui entrave la liberté, le désir serait bien plutôt une puissance d’agir qui nous donne la faculté de nous libérer de tout ce qui nous empêche de vivre bien. Le désir ne s’oppose pas à la liberté, dans la mesure même où la maîtrise raisonnable du désir présuppose un désir de nous libérer de ce qui nous fait souffrir. La liberté ne serait-elle pas un vain mot sans le désir naturel de bonheur qui nous habite ?
Ce n’est pas tant le désir lui-même que certains désirs déraisonnables qui nous rendent malheureux et nous poussent à agir mal. Comme Épicure l’explique dans sa lettre à Ménécée, le désir naturel d’être heureux n’entrave aucunement la liberté de choisir ou de refuser de satisfaire nos désirs, dans la mesure où cette liberté est indissociable de la condition humaine. En désaccord sur ce point avec les physiciens qui considèrent que le destin est le maître de tout (133), Épicure soutient en effet que « l’avenir n’est ni tout à fait nôtre ni tout à fait non nôtre » : il est donc ouvert à la liberté humaine qui dépend de nous ; c’est nous qui choisissons de satisfaire ou non les désirs que nous ressentons (127-128). Même si nous ne sommes pas maîtres du bonheur à cause du hasard qui peut toujours l’entraver, nous avons la liberté de diriger nos désirs à un double niveau : nous avons la liberté de refuser de satisfaire les désirs vains qui vont immanquablement nous rendre malheureux ; grâce à la prudence (phronèsis), nous pouvons décider de renoncer à de nombreux plaisirs de façon à nous épargner des désagréments à venir (129-130), qu’il nous est possible de prévoir par le moyen de raisonnements sobres (132) fondés sur l’expérience passée. Mais n’est-ce pas reconnaître que le désir naturel du bonheur nous guide vers la liberté entendue comme libération des désirs déraisonnables ?
Ce n’est pas le désir lui-même, ce sont bien plutôt les désirs passionnés et donc la passion en tant que telle qui entrave notre liberté. À suivre ce que Spinoza explique dans la préface à la partie V de l’Éthique dans laquelle la conception cartésienne du libre-arbitre est critiquée, la liberté est indissociable du désir comme essence actuelle de l’homme, c’est-à-dire comme puissance d’agir sans laquelle notre liberté serait inconsistante : la liberté de l’âme n’est rien d’autre que le bonheur (mentis libertas seu beatitudo) que l’individu est capable de produire par la puissance de la raison (potentia rationis) qui détermine les remèdes aux affections. Le bonheur suprême est de perfectionner la raison, qui est le désir suprême par lequel l’être humain s’évertue à gouverner tous les autres désirs (partie IV, prop. iv) grâce à la connaissance des chaînes de causalité qui permettent d’être effectivement heureux en augmentant sa puissance d’agir : seul un homme conduit par la raison peut être dit libre (partie IV, scolie de la prop. lxvi), dans la mesure où cet homme désire directement ce qui est bon en recherchant ce qui lui est utile en propre (partie IV, démonstration de la prop. lxvii ; trad. fr. de Appuhn, p.284-291). Le désir conduit par la raison s’oppose d’autant moins à la liberté qu’il la constitue bien plutôt. Mais cette libération du sujet à l’endroit des désirs passionnés qui le font souffrir ne revient-elle pas en fin de compte à canaliser la libido au sens de Freud ?
Il conviendrait de canaliser la force pulsionnelle en se libérant des désirs qui obsèdent le sujet. [non rédigé]
On vient de voir que… Mais une telle orientation normative de la liberté conçue comme maîtrise du désir n’est-elle pas en contradiction avec l’idée même de liberté ? Ne faut-il pas au contraire concevoir que la liberté est le désir lui-même tout comme le désir serait la liberté elle-même ?
III
La liberté n’est pas plus maîtrise du désir que le désir n’est obstacle à la liberté : la liberté est le désir lui-même sous toutes ses formes. C’est ainsi que le désir de liberté, au niveau politique comme éthique, s’avère être le moteur de l’émancipation des entraves à la liberté.
La subjectivité libre comme projet de soi dans le monde, selon la formule de Sartre, n’est rien d’autre que désir d’être au monde d’une manière ou d’une autre. C’est du moins ce qu’il explique dans L’Être et le néant (1943). Le projet d’être est le désir sous toutes les formes bariolées qu’il peut prendre. Il peut être consciemment assumé ou diriger l’existence dans une sorte de halo d’inconscience. L’opposition n’est donc pas tant à l’intérieur du sujet, entre désir et liberté, mais bien plutôt entre la liberté et ce qui s’y oppose de l’extérieur sous la double figure de la facticité et de la liberté des autres. C’est donc la facticité, et non pas le désir, qui entrave la liberté subjective. Le désir au contraire est ce qui permet à l’ipséité de s’échapper de la facticité qui l’entrave en transcendant les déterminismes auxquels le sujet libre est soumis.
Ces entraves effectives sont de plusieurs ordres. Dans la Critique de la raison dialectique (1960), Sartre se rattache explicitement à la tradition marxiste. Selon Marx, les entraves effectives à la liberté réelle sont constituées par le système d’exploitation capitaliste. Car le système de production n’est pas orienté vers la satisfaction des besoins des êtres humains, mais vers l’accumulation du capital. Dans la forme actuelle du système de consommation de masse, la publicité excite les désirs pour nous pousser à acheter ce qui est censé nous permettre de jouir, mais qui sert tout autant à en imposer aux autres. Le désir révolutionnaire de s’émanciper de ce système d’exploitation et de domination équivaut pour Sartre à la liberté en acte. [esquisse de l’argument]