cours sur le désir

Épicure
une revalorisation hédoniste du désir (corporel)

La source de la lettre à Ménécée d'Épicure (X, 122-135) est l’ouvrage doxographique de Diogène Laërce [IIIe siècle] à propos des Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité, dont le livre X est consacré à Épicure : après la lettre à Ménécée (X, 122-135), il y a toute une série de maximes numérotées en chiffres romains de I à XL (139-153.

Contre le discrédit moraliste jeté sur le désir (epithumia) et sur le plaisir (hedonè) qu’il recherche, la revalorisation hédoniste du désir passe par une dévalorisation de l’opinion vide qui rend le désir vain. Car l’opinion vide vient de présomptions fausses [ὑπολήψεις ψευδεῖς, p.124], par exemple à propos des dieux que la foule croit à l’origine d’avantages et de désavantages, alors qu’ils n’interviennent pas dans les affaires humaines en raison même de leur incorruptibilité bienheureuse ou encore leur béatitude incorruptible [τὴν μετὰ ἀφθαρσίας μακαριότητα, p.123] : y croire a pour conséquence, en effet, de déprécier la vie et les plaisirs de la vie en perdant son temps à prier des statues par crainte de la mort. Le désir d’immortalité empreint du regret mélancolique (pothos) de devoir mourir un jour rend triste la condition mortelle de la vie, qu’il faut au contraire rendre joyeuse en ôtant ce désir négatif, c’est-à-dire littéralement en l’ex-tirpant (apo=aph-elko) [τὸν τῆς ἀθανασίας ἀφελομένη πόθον, p.124-125], de façon à rendre au désir toute sa positivité (contre le a privatif de l’immortalité). S’appuyant sur le paradigme du ventre, Épicure soutient que la nourriture la plus agréable est préférable à la nourriture la plus abondante et, donc, qu’il convient de préférer une vie agréable à une longue vie :

ὥσπερ δὲ τὸ σιτίον οὐ τὸ πλεῖον πάντως ἀλλα τὸ ἥδιστον αἱρεῖται, 
οὕτω καὶ χρόνον οὐ τὸν μήκιστον ἀλλὰ τὸν ἥδιστον καρπίζεται (126)

De même que l'on choisit pas du tout la nourriture la plus abondante, mais la plus agréable, de même on jouit du temps non pas le plus long mais le plus agréable.

Car, pour être heureux, nous n’avons plus besoin d’une durée infinie, comme le croient les gens dissolus avides de satisfaire le désir de plaisir illimités, puisque l’entendement a pris connaissance des bornes du corps [Maximes principales, Ép. xx]. Il ne s’agit donc pas de fuir le plaisir, mais de supprimer la douleur du besoin pour accroître ensuite le plaisir corporel, tout comme la joie de l’esprit à investir les choses de la nature qui provoquent une inquiétude [Ép. xviii] est à dissiper en satisfaisant le désir de connaître. C’est la condition du bonheur entendu comme absence de trouble de l’âme (ataraxia) et du corps (aponia) consécutive à la satisfaction des désirs naturels (et nécessaires). Il n’y a pas en effet de bonheur (εὐδαιμονία) et de vie bienheureuse (μακαρίως ζῆν) sans plaisir, qui en est le principe (archè), en tant qu’affection servant de critère au choix et au refus, et en même temps l’accomplissement final (telos). C’est pourquoi le plaisir est le bien premier et connaturel [πρῶτον ἀγαθὸν καὶ σύμφυτον] en tant qu’inhérent à notre nature d’être vivant :

Τότε γὰρ ἡδονῆς χρείαν ἔχομεν ὅταν ἐκ τοῦ μὴ παρεῖναι τὴν ἡδονὴν ἀλγῶμεν· <ὅταν δὲ μὴ ἀλγῶμεν,> οὐκέτι τῆς ἡδονῆς δεόμεθα. Καὶ διὰ τοῦτο τὴν ἡδονὴν ἀρχὴν καὶ τέλος λέγομεν εἶναι τοῦ μακαρίως ζῆν· [129] ταύτην γὰρ ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικὸν ἔγνωμεν, καὶ ἀπὸ ταύτης καταρχόμεθα πάσης αἱρέσεως καὶ φυγῆς καὶ ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν ὡς κανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοντες. « καὶ ἐπεὶ πρῶτον ἀγαθὸν τοῦτο καὶ σύμφυτον, διὰ τοῦτο καὶ οὐ πᾶσαν ἡδονὴν αἱρούμεθα, ἀλλ' ἔστιν ὅτε πολλὰς ἡδονὰς ὑπερβαίνομεν, ὅταν πλεῖον ἡμῖν τὸ δυσχερὲς ἐκ τούτων ἕπηται· καὶ πολλὰς ἀλγηδόνας ἡδονῶν κρείττους νομίζομεν, ἐπειδὰν μείζων ἡμῖν ἡδονὴ παρακολουθῇ πολὺν χρόνον ὑπομείνασι τὰς ἀλγηδόνας. Πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν, οὐ πᾶσα μέντοι αἱρετή· καθά περ καὶ ἀλγηδὼν πᾶσα κακόν, οὐ πᾶσα δὲ ἀεὶ φευκτὴ πεφυκυῖα. [130] τῇ μέντοι συμμετρήσει καὶ συμφερόντων καὶ ἀσυμφόρων βλέψει ταῦτα πάντα κρίνειν καθήκει· χρώμεθα γὰρ τῷ μὲν ἀγαθῷ κατά τινας χρόνους ὡς κακῷ, τῷ δὲ κακῷ τοὔμπαλιν ὡς ἀγαθῷ.

Reste qu’un raisonnement sobre est nécessaire en contrepoint du critère du plaisir pour savoir, en s’aidant des prénotions tirées de l’expérience, s’il convient ou non de satisfaire un désir compte tenu des avantages et des désavantages qui seraient consécutifs à sa satisfaction. Ce n’est donc pas le plaisir qui est en soi rejeté, puisque tout plaisir est en soi bon en raison de sa conformité à notre nature [Πᾶσα οὖν ἡδονὴ διὰ τὸ φύσιν ἔχειν οἰκείαν ἀγαθόν]

X. Εἰ τὰ ποιητικὰ τῶν περὶ τοὺς ἀσώτους ἡδονῶν ἔλυε τοὺς φόβους τῆς διανοίας τούς τε περὶ μετεώρων καὶ θανάτου καὶ ἀλγηδόνων, ἔτι τε τὸ πέρας τῶν ἐπιθυμιῶν ἐδίδασκεν, οὐκ ἄν ποτε εἴχομεν ὅ τι μεμψαίμεθα αὐτοῖς πανταχόθεν ἐκπληρουμένοις τῶν ἡδονῶν καὶ οὐθαμόθεν οὔτε τὸ ἀλγοῦν οὔτε τὸ λυπούμενον ἔχουσιν, ὅπερ ἐστὶ τὸ κακόν.

Il n’y aurait rien à redire, par conséquent, si les plaisirs des gens dissolus pouvaient calmer l’angoisse (de la mort, des phénomènes célestes et des souffrances) en enseignant la limite des désirs [Ép. x]. Car « aucun plaisir n’est un mal en soi, mais certaines choses capables de nous procurer des plaisirs apportent avec elles plus de maux que de plaisirs » [Ép. 50 = Ép. viii].

VIII. Οὐδεμία ἡδονὴ καθ' ἑαυτὸ κακόν· ἀλλὰ τὰ τινῶν ἡδονῶν ποιητικὰ πολλαπλασίους ἐπιφέρει τὰς ὀχλήσεις τῶν ἡδονῶν.

La cause en est l’opinion fausse : « ce n’est pas le ventre en effet qui est insatiable, comme le croit la foule, mais la fausse opinion de sa capacité indéfinie » [Ép. 59]. Car, en soi, « Le plaisir du ventre est le principe et la racine de tout bien ».

XXIX. Τῶν ἐπιθυμιῶν αἱ μέν εἰσι φυσικαὶ καὶ <ἀναγκαῖαι· αἱ δὲ φυσικαὶ καὶ> οὐκ ἀναγκαῖαι· αἱ δὲ οὔτε φυσικαὶ οὔτ' ἀναγκαῖαι ἀλλὰ παρὰ κενὴν δόξαν γινόμεναι. Φυσικὰς καὶ ἀναγκαίας ἡγεῖται ὁ Ἐπίκουρος τὰς ἀλγηδόνος ἀπολυούσας, ὡς ποτὸν ἐπὶ δίψους· φυσικὰς δὲ οὐκ ἀναγκαίας δὲ τὰς ποικιλλούσας μόνον τὴν ἡδονήν, μὴ ὑπεξαιρουμένας δὲ τὸ ἄλγημα, ὡς πολυτελῆ σιτία· οὔτε δὲ φυσικὰς οὔτ' ἀναγκαίας, ὡς στεφάνους καὶ ἀνδριάντων ἀναθέσεις.

La maîtrise du désir présuppose ainsi une typologie des différents types de désirs, de façon à s’épargner de chercher en vain à satisfaire des désirs insatiables [p.127 vs p.149 = Ép. xxvi]. Parmi les désirs, il y en a qui sont naturels et nécessaires (pour le bonheur, pour l’absence de souffrance du corps, pour la vie elle-même) ; d’autres sont naturels, et non nécessaires : « Tous les désirs qui ne provoquent pas de douleur quand ils restent insatisfaits ne sont pas nécessaires, ils peuvent même être refoulés s’ils sont difficiles à réaliser ou capables de causer du dommage » [Ép. xxvi]. D’autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, mais le produit d’une vaine opinion, comme les éloges de la foule [Ép. 29] : par exemple, la richesse conforme à la nature a des bornes, mais celle imaginée par les vaines opinions est sans limite et difficile à acquérir [Ép. 8]. Par exemple, envier [Ép. 53] est indéfini.

« Tous les désirs naturels qui ne provoquent pas de douleur quand ils restent insatisfaits, et qui cependant impliquent un effort soutenu, sont des produits de la vaine opinion, et ce n’est pas leur nature propre qui rend leur refoulement impossible, mais l’idée chimérique de l’homme. » [Ép. 50 = Ép. xxx].
XXX. Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν, μὴ ἐπ' ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ συντελεσθῶσιν, ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος, παρὰ κενὴν δόξαν αὗται γίνονται καὶ οὐ παρὰ τὴν ἑαυτῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ ἀνθρώπου κενοδοξίαν.
« Ni la très grande richesse, ni l’estime et l’admiration de la foule, ni aucune chose due à des motifs indéfinis ne peut délivrer l’âme des troubles et lui procurer une joie réelle. » [Ép. 81].

Cette joie réelle est le but (telos) de la nature [Ép. 50 = Ép. xxv] conforme à l’espèce humaine, c’est-à-dire un bien conforme à leur nature auquel ils aspirent en suivant le penchant de leur nature [Ép. vii] au lieu de désirer acquérir une grande renommée. Ce désir connaturel du plaisir est stable, par contraste avec les plaisirs mobiles des Cyrénaïques (135-137). Car l’homme pauvre quant au but naturel est riche en opinions vaines : les gens insensés sont insatisfaits de ce qu’ils ont, de même que les gens ayant de la fièvre sont constamment assoiffés et désirent les choses les plus opposées. Les individus dont l’âme est en mauvais état manquent de tout et s’abandonnent aux désirs les plus divers (148) et sans nombre, qu’ils accumulent autant que les craintes (147), alors qu’il faut se garder des désirs effrénés [Ép. 80], comme Épicure l’a recommandé à travers son portrait des gens dissolus dans la lettre à Ménécée (131-132). Par contraste, il convient de choisir de ne satisfaire que les désirs qui peuvent l’être sans dommage, de façon à préserver ce grand bien qu’est l’autarcie :

Καὶ τὴν αὐτάρκειαν δὲ ἀγαθὸν μέγα νομίζομεν, οὐχ ἵνα πάντως τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα, ἀλλ' ὅπως ἐὰν μὴ ἔχωμεν τὰ πολλά, τοῖς ὀλίγοις χρώμεθα, πεπεισμένοι γνησίως ὅτι ἥδιστα πολυτελείας ἀπολαύουσιν οἱ ἥκιστα ταύτης δεόμενοι, καὶ ὅτι τὸ μὲν φυσικὸν πᾶν εὐπόριστόν ἐστι, τὸ δὲ κενὸν δυσπόριστον. (130)

Par conséquent, la sagesse est de savoir se contenter de peu et de s’abstenir du reste : par exemple le commerce charnel, nullement profitable, dont on doit s’estimer heureux de ne pas s’en tirer sans dommage ; mais également se marier avoir des enfants, s’occuper de politique.

Ἐρασθήσεσθαι τὸν σοφὸν οὐ δοκεῖ αὐτοῖς· οὐδὲ ταφῆς φροντιεῖν· οὐδὲ θεόπεμπτον εἶναι τὸν ἔρωτα, ὡς ὁ Διογένης ἐν τῷ * *. Οὐδὲ ῥητορεύσειν καλῶς. Συνουσίη δέ, φασίν, ὤνησε μὲν οὐδέποτε, ἀγαπητὸν δὲ εἰ μὴ καὶ ἔβλαψε. [119] « Καὶ μὴν καὶ γαμήσειν καὶ τεκνοποιήσειν τὸν σοφόν, ὡς Ἐπίκουρος ἐν ταῖς Διαπορίαις καὶ ἐν ταῖς Περὶ φύσεως. Κατὰ περίστασιν δέ ποτε βίου γαμήσειν. Καὶ διατραπήσεσθαί τινας.

Cette sagesse est la condition pour être heureux : la santé (ou hygiène) du corps est un bien, tout comme l’amitié. Il est impossible de vivre heureux sans être sage, honnête et juste, ni d’être sage honnête et juste sans être heureux [132 vs 140 = Ép. v].

V. Οὐκ ἔστιν ἡδέως ζῆν ἄνευ τοῦ φρονίμως καὶ καλῶς καὶ δικαίως, <οὐδὲ φρονίμως καὶ καλῶς καὶ δικαίως> ἄνευ τοῦ ἡδέως. Ὅτῳ δὲ τοῦτο μὴ ὑπάρχει ἐξ οὗ ζῆν φρονίμως, καὶ καλῶς καὶ δικαίως ὑπάρχει, οὐκ ἔστι τοῦτον ἡδέως ζῆν.

Il y a donc un accord entre le but naturel, le bonheur fondé sur le critère affectif du plaisir (128-129), et le désir de connaître (grâce à la philosophie) les causes du bonheur que sont les préceptes éthiques : les raisonnements sobres de la prudence permettent ainsi de vivre comme un dieu vivant dans des biens immortels (135) heureux et imperturbable. C’est pourquoi, par contraste avec le plaisir qui est le bien premier et avec l’autarcie qui est un grand bien, la prudence est le plus grand bien [τὸ μέγιστον ἀγαθὸν] qui soit :

Τούτων δὲ πάντων ἀρχὴ καὶ τὸ μέγιστον ἀγαθὸν φρόνησις· διὸ καὶ φιλοσοφίας τιμιώτερον ὑπάρχει φρόνησις, ἐξ ἧς αἱ λοιπαὶ πᾶσαι πεφύκασιν ἀρεταί, διδάσκουσα ὡς οὐκ ἔστιν ἡδέως ζῆν ἄνευ τοῦ φρονίμως καὶ καλῶς καὶ δικαίως, <οὐδὲ φρονίμως καὶ καλῶς καὶ δικαίως> ἄνευ τοῦ ἡδέως· συμπεφύκασι γὰρ αἱ ἀρεταὶ τῷ ζῆν ἡδέως, καὶ τὸ ζῆν ἡδέως τούτων ἐστὶν ἀχώριστον. (132)

C’est qu’il n’y a aucun désir du mal, l’être humain est juste trompé par une opinion vide : « nous prenons le bien pour un mal et inversement le mal pour un bien » (130)

« Personne ne choisit le mal délibérément, mais séduit par le mal se présentant sous la forme du bien et perdant de vue le mal le plus grand qui en sera la suite, on se laisse prendre au piège. » [Ép. 16].

Cette illusion provoquée par l’opinion vide n’entache donc en rien la positivité du désir.