polis

La politique contre la guerre

Il s’agit de penser l’essence du politique à l’époque moderne. L’existence même du politique dans l’espace public des sociétés ne va pas de soi. L’apparition du phénomène politique est soumise aux aléas historiques d’engagements citoyens qui se heurtent à la puissance hostile de systèmes de soumission. Les Temps modernes ne font pas exception. Bien au contraire, le champ « politique » est même, à l’heure actuelle, dévasté par une violence qui explose presque chaque jour sans épargner pratiquement aucun recoin de la planète.

Les guillemets autour du terme « politique » entendent marquer l’abîme qui sépare ces violences, anti-politiques au possible, de l’idée du politique qu’a inauguré l’institution de la polis grecque. Bien plus proche du pólemos, la guerre qui se déchaîne hors des murs de la polis, la réalité contemporaine de la « politique » prend une forme ouvertement polémique, au sens propre et fort du terme. Car, sans parler de la criminalité organisée, guerres inciviles et massacres en tout genre se conjoignent aux actes de terreur pour placer actuellement le « politique » sous le signe de la destruction. Au siècle dernier, régimes fascistes et systèmes totalitaires avaient déjà dévoyé l’idée même de politique, précipitant le monde dans une guerre totale. Il faut le reconnaître : pendant la modernité « politique », d’incomparables crimes contre l’humanité ont été perpétrés, depuis la Conquista jusqu’à la Shoah. Dans ce contexte, l’émancipation sociopolitique des peuples paraît être devenue un mythe que les guerres civiles engendrées par les poussées révolutionnaires contribueraient à démystifier. La guerre aurait-elle chassé pour toujours la politique de la surface de la Terre ? Ne faudrait-il pas prendre le contrepied de cette conjecture antipolitique en récusant la confusion polémiste entre guerre et politique qui la soutient ?

théorie critique des formes de conflit

Pour discerner le lieu spécifique du politique, il convient de démarquer la guerre entre ennemis (pólemos), non seulement de la lutte entre partenaires (agôn), mais encore et surtout du combat entre adversaires (éris). La distinction entre les sens divergents du conflit est l’argument d’un ouvrage qui travaille à réfuter l’assimilation de la politique à une forme de guerre à mots couverts. D’après la position qui soutient et entretient cette confusion qu’on dira polémiste, ce serait comme si, politique ou guerre, étaient les deux faces d’une seule et même chose. L’objectif politique de ce livre se lit dans son titre : jouant du double sens de la conjonction disjonctive “ou“, il s’agit de substituer l’alternative entre les options opposées à l’équivalence entre les notions confondues.

La politique ou la guerre ? (2021)

Cette analyse distingue deux manière de faire de la politique. L’agonistique, sociale, est l’art d’empêcher que l’émulation réciproque entre amis ou partenaires dégénère en compétition empreinte de rivalité entre adversaires ou ennemis. C’est la politique originaire qui règne dans les sociétés indivisées, au sein des communautés primitives et même entre les communautés alliées. Par extension, cette politique agonistique régule les échanges entre partenaires à l’intérieur d’une société hiérarchiquement divisée par l’antagonisme antisocial entre groupes (castes, classes, etc.) : c’est l’art de lutter au sein de son propre camp dans le sens de la composition et coopération des différentes forces, même divergentes, de façon à ce que les désaccords entre alliés politiques en lutte (agôn) ne dégénèrent pas en antagonisme entre partenaires pris pour des adversaires.

Politique dérivée de la politique originaire de l’agonistique, l’éristique a pour objectif de contenir l’antagonisme intrasocial, fondé sur la discorde fondamentale à propos de l’organisation de la société divisée, entre des groupes qui s’opposent à propos de leur place respective dans la hiérarchie antisociale : c’est l’art de combattre ses adversaires tout en contenant l’adversité des forces antagoniques, de façon à éviter que le combat entre camps adverses et, donc, l’échange de coups entre groupes en conflit ne dégénèrent en guerre civile entre ennemis de classe. Cette politique du rapport de force travaille à conjurer la violence de la guerre, à la fois au cours de l’affrontement physique des corps et au niveau de la confrontation symbolique des paroles. À ce second niveau, il s’agit d’empêcher que les controverses (éris) nées de la discorde à propos de l’antagonisme, antisocial, ne se laissent entraîner dans des polémiques, dont la logique antisociale mine et lamine la dynamique proprement politique du conflit intrasocial. Car la stratégie médiatique de la “guerre” des mots vise à attiser les querelles partisanes par diverses tactiques de perturbation déloyale des débats politiques (déclarations verbeuses, arguties spécieuses, bons mots, imprécisions ou exagérations verbales, procès d’intention, attaques ad hominem, etc.). Les polémiques, qui se déchaînent entre camps adverses et même entre alliés, entraînent la politique dans la logique inverse de la guerre.

Aux antipodes de l’apologie polémiste de la violence, il convient ainsi de défendre une pratique de la politique entre agonistique et antagonisme, comme art de combiner le débat entre partenaires et le combat entre adversaires, sans jamais prendre ces deux formes de politique pour une guerre contre les ennemis : la politique, conflictuelle, n’est pas une guerre ; elle en est même l’exact contraire. En ce sens, la politique, même dans sa dimension de combat entre des forces antagoniques, s’oppose non seulement à la guerre (pólemos), mais encore aux polémiques qui en frayent la voie en creusant des tranchées idéologiques infranchissables entre les groupes et entre les individus.

Contredire la conception polémiste de la politique et, donc, déconstruire la confusion polémiste entre politique et polémique requiert de prendre le contre-pied de l’usage même du terme polémique en y décelant une propédeutique idéologique à la guerre : lesdites violences verbales préparent les violences proprement dites, physiques ou symboliques. Le souci de montrer la différence radicale entre politique et guerre implique de révéler la divergence de principe de leurs racines respectives et, par suite, de dégager l’enracinement de la guerre (pólemos) dans la polémique : ce qui force sciemment le sens actuel de ce terme en français. Dans l’optique de cette refonte du vocabulaire politique, les polémiques qui scandent la vie politicienne sont à considérer comme antipolitiques, en tant même que la rhétorique guerrière qu’elles empruntent ouvre idéologiquement la voie à la guerre. Par là même, il s’agit de réfuter l’assimilation de la politique à la polémique comme condition sine qua non pour l’emporter en politique en s’imposant contre les autres. La stratégie polémiste, qui consiste à jouer la guerre contre la politique, s’entretient de la confusion entre politique et polémique, qu’il faut contredire en et par principe.

Il y aurait, en somme, trois types de conflits : le débat pour convaincre les partenaires d’une compétition loyale ; le combat pour vaincre des adversaires au cours d’un affrontement potentiellement déloyal ; la guerre entre ennemis disposés à s’entretuer pour s’emparer d’un territoire et en subjuguer les occupants. La trichotomie entre débat, combat et guerre est appelée à prendre la relève de l’insuffisante dichotomie entre lutte politique et lutte armée, afin de la compliquer d’un pli intra-politique qui vise à différencier les deux formes de politique. L’objectif est, en pratique, de prévenir le glissement de la politique à la polémique en cultivant, à ce double niveau, l’art de contenir l’intensification du conflit : tout comme l’agonistique sociale entre partenaires travaille à conjurer l’apparition mortifère d’un antagonisme antisocial, l’éristique entre adversaires s’oppose à la transmutation de l’antagonisme en guerre.

Une théorie critique du politique implique, donc, de bien distinguer les formes de confrontation qui sont de facture politique, de façon à mieux les dissocier par principe de la troisième forme de confrontation, armée, qui relève, quant à elle, de la guerre. En contrepoint de la confusion polémiste entre guerre et politique, cette théorie doit critiquer la confusion de genre entre l’économique et le politique, qui dénie la différence de principe entre administration économique et décision politique : à ce niveau civil aussi, les sens du politique, l’action politique en vue de l’institution démocratique et l’administration conservatrice du système établi, ne se rassemblent pas en une même essence.