Freud

L’élucidation du rapport entre pulsion de mort et masochisme originaire (p. 1)
aboutit à l’analyse du symptôme actuel du narcissisme identitaire (p. 2).

Pulsion de mort et masochisme originaire

Dans son essai sur Le malaise dans la culture (1929-1930), Freud fait la genèse du penchant radical au mal invoqué par Kant en mettant l’idée d’une « inclination innée de l’homme au “mal”, à l’agression, à la destruction et à la cruauté » en rapport avec la pulsion de mort qui, muette, travaille au sein de l’être vivant à sa dissolution : par contraste avec le sadisme et le masochisme, dont la pulsion destructrice est très fortement imprégnée d’érotique, « l’ubiquité de l’agression et destruction non érotiques » laisse deviner, en amont d’Éros, l’énergie de la pulsion de mort sous les traits, en particulier, d’une fureur de destruction aveugle dépourvue de but sexuel, qui procure au Moi une jouissance narcissique extraordinaire en comblant ses désirs infantiles de toute-puissance.

Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur (1930), in Studienausgabe (1974), t. IX, Francfort, Fischer Verlag, 1989, p. 246-249 ; trad. fr. par Ch. et J. Odier, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 75-77 (fin du chapitre VI). 
Désormais, la plupart des références à Freud seront faites à travers une formule abrégée qui mentionne d’abord la pagination en allemand, puis celle de la traduction française : par ex., IX 249, trad. fr. p. 77-78.

Dès 1920, dans Au-delà du principe de plaisir, Freud avait supputé que le Moi comprenait non seulement des pulsions d’autoconservation libidinales, mais d’autres pulsions du moi, encore inconnues, qui semblent relever d’un masochisme primaire du Moi, à l’origine de ce que l’on reconnaît habituellement comme relevant du masochisme. Ce masochisme secondaire résulte du retournement contre le Moi du sadisme que la libido narcissique était parvenue à refouler loin du Moi, de façon à mettre cette pulsion de mort au service de la fonction sexuelle en la tournant vers un objet extérieur.

Sigmund Freud, Jenseits des Lustprinzips (1920), III 261-263 (chap. VI) ; trad. fr. par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Au-delà du principe de plaisir, Payot, « Petite Bibliothèque », p. 66-69 ; cf. III 224, trad. fr. p. 15 (il y est question des mystérieuses tendances masochistes du Moi : mystérieusement, la traduction française oublie le génitif du Moi.)

Si le principe de plaisir assure sa domination en liant les excitations pulsionnelles pour canaliser l’énergie libre, à travers des investissements plaisants et apaisants qui défont les tensions intérieures, cette tendance assume la fonction de diminuer ou de contenir les excitations conformément à l’aspiration de tout être vivant à retourner au repos du monde anorganique. Tout en reconnaissant que d’innombrables questions se posent, Freud en conclut que « le principe de plaisir paraît se mettre au service de la pulsion de mort » (III 270-271, trad. fr. p. 78-80). Alors même qu’elles poussent plutôt à aller de l’avant et à développer de nouvelles formes de vie, les pulsions sexuelles partageraient avec les pulsions du moi leur « caractère conservateur ou plutôt régressif, qui correspond à une contrainte de répétition » (III 250-252, trad. fr. p. 51-54) : paradoxalement, car cette contrainte démoniaque à répéter à l’identique un événement déplaisant (de la vie infantile) est en contradiction avec le principe de plaisir (III 244-247, trad. fr. p. 43-48), principe qui produit, au contraire, « de nouvelles différences vitales ». Mais cette opposition est atténuée, et même en quelque sorte défaite, par le destin mortifère de la vie, dont Freud fait état à un double niveau : si le processus vital mène l’individu à la mort pour « des raisons internes d’équilibre dans les tensions chimiques », pour sa part l’union sexuelle avec une autre substance vitale provoque une augmentation des tensions auxquelles il faudra bien mettre fin en vivant cette relation jusqu’au bout (ableben signifie, à la fois, vivre une situation du début jusqu’à la fin et, pour une personne, cesser de vivre ou décéder). C’est ce qui pousse Freud à rapprocher le principe de plaisir du principe de Nirvana :

« Avoir reconnu l’effort pour diminuer, conserver constante ou supprimer la tension interne de l’excitation (le principe de Nirvana selon l’expression de Barbara Low), tel qu’il s’exprime dans le principe de plaisir, comme étant la tendance dominante de la vie psychique, et peut-être en général de la vie nerveuse, est une des raisons les plus fortes de croire à l’existence des pulsions de mort » (III 264, trad. fr. p. 70).

Pourtant, dans un texte ultérieur, qui étudie Le problème économique du masochisme (1924), Freud va fort heureusement lever cette assimilation hasardeuse du principe de plaisir au principe de Nirvana, en reconnaissant le plaisir que peut procurer l’augmentation des tensions, en particulier lors de l’excitation sexuelle, et le déplaisir qui peut résulter, à l’inverse, de la « détente » mettant fin à la tension libidinale à l’origine du plaisir de vivre. Freud suppute désormais que le principe de Nirvana, inhérent à la pulsion de mort au sein des êtres vivants, a connu une modification dont a résulté le principe de plaisir, avant de préciser que la puissance à l’origine de cette modification est « la pulsion de vie, la libido », qui s’est, de cette manière, octroyée une part de la régulation des processus vitaux :

« le principe de Nirvana exprime la tendance de la pulsion de mort, le principe de plaisir représente l’exigence de la libido et sa modification, le principe de réalité représente l’influence du monde extérieur ».

Sigmund Freud, Das ökonomische Problem des Masochismus (1924), III 343-344 ; trad. fr. par C. Cohen Skalli, Le problème économique du masochisme dans Du masochisme, Payot, « Petite Bibliothèque », p. 166-168.

À cet endroit, les hypothèses métapsychologiques de Freud poursuivent l’objectif de résoudre le problème du masochisme en invoquant le combat entre la libido et la pulsion de mort. Si la libido s’efforce en effet de maîtriser la pulsion de mort par des investissements libidinaux au service de la vie, qui sont à l’origine de l’intrication entre les deux sortes de pulsion, une partie des pulsions de mort se soustrait à cette emprise :

« […] la pulsion de mort agissant dans l’organisme, le sadisme originaire [Ursadismus], est identique avec le masochisme. Après que la majeure partie ait été détournée à l’extérieur, vers des objets, il reste, en tant que résidu à l’intérieur, le masochisme lui-même, érogène, qui, d’une part, est devenu une composante de la libido, mais, de l’autre, a encore et toujours pour objet l’être lui-même. […] dans certaines circonstances, le sadisme projeté à l’extérieur peut être à nouveau introjeté et retourné contre l’intérieur de sorte à régresser dans son état antérieur. Il en résulte le masochisme secondaire qui s’ajoute au masochisme originaire [ursprünglicher Masochismus] » (III 347-348, trad. fr. p. 173-175).

Il est à noter, à propos de ma traduction de ce passage, que der eigentliche Masochismus est rendu par « le masochisme lui-même », c’est-à-dire ce qu’on appelle masochisme à proprement parler (eigentlich) ; de même, das eigene Wesen est traduit par « l’être lui-même ».

Il ressort très clairement de ce texte que la pulsion de mort, en quelque sorte à l’état pur dans le système psychique, n’est rien d’autre que le sadisme-masochisme originaire qu’on peut comprendre comme désir d’en finir avec la vie en y mettant fin : désir de la mort au sein du système psychique qui, dans la vie, se traduit, au pire, par le désir de mourir ou de faire mourir et, sous des formes moins extrêmes, par le désir de s’asservir aux autres ou de les asservir, tout comme par le désir de détruire des choses. Mais la manifestation effective de ces désirs mortifères ou morbides suppose précisément un investissement libidinal, lequel transmue le sadisme-masochisme originaire, tout d’abord en sadisme tourné vers les objets extérieurs, puis en masochisme retourné contre soi. Dans ces conditions, la pulsion de mort comme sadisme-masochisme originaire du Moi qui attire la libido narcissique peut devenir jouissive à travers les diverses formes de sadisme et de masochisme secondaires. Même si la libido narcissique s’en mêle en se mélangeant à la pulsion de mort, c’est donc bien le sadisme-masochisme originaire du Moi qui est à l’origine du désir sadique de soumettre les autres et du désir masochiste de se soumettre aux autres.

Cette discussion lapidaire des aléas de l’axiomatique pulsionnelle de Freud vise à en préparer et légitimer une interprétation esquissée par ailleurs.