culture

les sens de la culture

La mutation de l’animal humain provoquée par la perturbation culturelle et la colonisation humaine de la Terre sont à l’origine du monde actuel, partagé entre une multitude de cultures singulières qui conforment tous les aspects de la vie sociale et tous les rapports constitutifs du groupe. À tort pensée comme identité, alors qu’elle est toujours différentielle, la singularité culturelle du groupe se définit par le rapport à l’altérité qu’il invente et développe selon les multiples dimensions interconnectées de l’altérité : la nature, les autres animaux, les autres cultures, les autres individus du même groupe et l’autre sexe en général.

La fonction générale de la culture comme art de vivre au sein de la nature définit un genre commun, divisé en deux espèces d’économies qui cultivent un rapport à la nature diamétralement opposé. Ce premier aspect, élémentaire, du rapport à l’altérité cultivé par le groupe social définit une opposition radicale entre les sens de la culture qui peut être présentée sous la forme d’une antinomie du rapport socio-culturel à la nature  :

cultiver une manière de vivre au sein de la nature, c’est habiter un lieu de vie et prélever sur le milieu naturel sans attenter à son intégrité, avec le respect religieux envers une Terre-mère nourricière, dont la fertilité est vénérée tout autant qu’est redoutée son adversité !
                                                 ou bien
coloniser l’ensemble de la planète pour lui imposer brutalement la civilisation et exploiter la nature sans se soucier du renouvellement des ressources naturelles, avec un mépris irrévérencieux d’une nature désacralisée qu’il s’agit de dominer…

Cultivée pendant des millénaires par les sociétés premières ou primitives, la première option ne dénie pas le conflit avec des forces naturelles. Mais la lutte contre l’adversité naturelle prend la forme d’une agonistique pacifiée, qui vise à détourner ou apprivoiser les forces hostiles par le moyen de multiples rites : ce rapport respectueux plein de gratitude envers une nature sacralisée montre la pulsion de vie à l’œuvre pour contenir la pulsion de mort. L’autre option, à l’inverse mue par une pulsion de mort déchaînée, n’est néanmoins devenue fatale pour le genre humain et son milieu de vie qu’à l’époque moderne, en conséquence du développement exponentiel des capacités techniques de destruction qui ont permis de mettre en œuvre un programme d’exploitation de toutes les forces naturelles et humaines : cet objectif global du processus polémique en cours, qui vise à exploiter toutes les ressources naturelles et à dominer toutes les cultures humaines, en définit le destin globalitaire.

Il y a donc corrélation entre les différents aspects du rapport socioculturel à l’altérité. Car l’exploitation simultanée des « ressources » naturelles et humaines fait que la prédation exercée sur les conditions naturelles de vie provoque une compétition humaine, potentiellement polémique entre individus et groupes en conflit, pour s’emparer des « richesses » naturelles (eau, minéraux, etc.). Comme la conflictualité constitutive des rapports socioculturels est originairement partagée entre agonistique mesurée et polémique démesurée, la conséquence de cette concurrence acharnée est de mettre en péril tout autant la culture sociale du conflit au sein des groupes que la culture politique de la confrontation entre groupes antagoniques.

L’antinomie sur les sens de la culture, donc, implique non seulement une antinomie sur les sens de l’économie du rapport des groupes humains à la nature, dont il est par ailleurs question d’un point de vue écologique (cf. phusis), mais elle affecte de surcroît négativement l’antinomie sur les sens de la société (cf. societas) et sur les sens du politique (cf. polis), en exacerbant de manière antisociale et polémique le rapport social et politique à l’altérité culturelle des autres individus et groupes. Ce second aspect, fondamental, du rapport à l’altérité humaine définit une opposition radicale entre les sens de la culture qui peut être présentée sous la forme d’une antinomie du rapport socio-culturel à l’altérité humaine (et non humaine):

cultiver un rapport social et/ou politique aux autres individus et groupes (humains et non-humains) sous la modalité fondamentale du don contre don, de sorte à s’ouvrir à l’expérience conflictuelle de l’altérité culturelle comme condition préalable pour comprendre la culture autre et la respecter ou la critiquer en connaissance de cause
                                                 ou bien
pratiquer le culte identitaire de sa propre différence culturelle, de façon à non seulement se singulariser et/ou se démarquer par des croyances extériorisées par des signes distinctifs du genre ou style de vie cultivé, mais encore à en affirmer la supériorité de manière polémique et antisociale contre les autres individus et groupes de sorte à pouvoir l’emporter et l’imposer dans le combat pour l’hégémonie culturelle…

Or le processus polémique, dont le destin globalitaire impose actuellement de nouveaux rapports sur toute la surface du globe, s’est historiquement imposé, par la force des armes, sous l’égide de “cultures” qui se sont fait passer pour la civilisation, de façon à justifier la conquête coloniale d’autres parties du monde et l’empire “culturel” exercé sur les “barbares”.

Même si le processus polémique est inhérent à toutes les colonisations impériales, sur tous les continents (de la Chine aux Andes des Incas en passant par l’empire romain et l’expansion arabo-musulmane), la colonisation européenne de l’époque moderne, à l’origine de la mondialisation du système antisocial d’exploitation capitaliste des ressources, tranche avec les autres par l’ampleur du génocide amérindien et des innombrables ethnocides commis dans le monde. Se focalisant sur la dimension culturelle de ce processus polémique, la réflexion ne peut que se concentrer sur ce cas pour montrer, en premier lieu, de quelle manière et dans quel sens une culture est parvenue à se profiler comme la civilisation (p. 2) avant, en second lieu, de rendre compte comment le processus polémique s’impose au niveau culturel : le Tournant identitaire qu’ont pris les sociétés multiculturelles et multiconfessionnelles à la fin du siècle dernier entraîne tous les conflits intrasociaux, même les simples différends, à prendre une tournure polémique qui risque de dégénérer en guerre ouverte entre groupes devenus polémiquement communautaristes (p. 3).